Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Un mois, un regard... - Extrait

13 - Fin

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Chaque mois Louise rencontra Denise, la sage femme. Pour elle, spécialement, elle lui avait permis de l'appeler par son prénom. Exceptionnellement. Puis elle avait rencontré Baptiste. Et par sympathie elle était entrée dans la famille en partageant le secret de Charlotte qu'elle approuvait. Décidément ces gens étaient peu communs. Que l'enfant à naître allait être comblé !



– Reprenez votre souffle. Soufflez. A fond. Attention. On recommence. Allez, allez, allez. Poussez, poussez, poussez, poussez, poussez, encore, encore, encore, encore. Stop. Respirez. On souffle. On souffle. Ça y est, je vois la tête. Allez on reprend. Louise on y va. Ultime effort. Attention. Bloquez. Allez. Poussez, poussez, poussez, poussez, poussez, poussez...
Le cri strident et retentissant de la vie. Le cri à vif. Les pleurs de Louise. La course de Baptiste dans le couloir qui guettait lui aussi le cri. Il jaillit dans la salle quand le cri surgit. Denise est fière. Elle crie et pleure de joie en posant le nouveau-né sur sa mère :
– Louise vous aviez raison. C'est une fille. C'est Léa. Elle est magnifique.
Louise retrouve tous ses sens un peu chahutés durant ces heures de douleur. Elle sent le contact chaud et gluant à la fois du petit être tout rougeaud, un peu ingrat mais tellement attendrissant. L'infirmière couvre Louise par pudeur. Exceptionnellement on a permis au père de venir embrasser la mère et sa fille. Denise avait tenu au courant le chef de clinique de l'histoire tourmentée de la famille. Il avait donné son accord.
– Louise chérie, qu'elle est belle. Que tu es belle. Que je t'aime.
Tout s'était bien déroulé. Nous étions le 19 avril 1961. Elle resta à la clinique six jours. Six jours pendant lesquels Louise refusait d'être séparée de son bébé. Elle prenait sa douche quand Baptiste était là pour la remplacer. Léa dormait dans les bras de sa mère.
– Denise, ta petite protégée de la chambre 12 est excessive avec son bébé. Elle veut que personne ne touche à l'enfant. Elle dort même avec la petite. C'est pas normal je te le dis.
Denise rassurante :
– Cette mère a souffert. Laisse-la faire comme elle l'entend. Petit à petit elle s'en éloignera. Elle a trop souffert avant...
Léa avait été gâtée à sa naissance. Charlotte n'y tenant plus, avait amené à la clinique les quatre valises remplies de vêtements, escortée par Agathe. Louise était ravie. Elle avait eu un fou rire mémorable qui avait fait trembler les murs de la chambre 12. Baptiste avait ri lui aussi.
Par superstition Louise s'était promis de surveiller sans cesse son nourrisson. La culpabilité. Toujours présente. Bien au-delà de la mort. Elle ne se détacherait physiquement de Léa que pour ses un an. Elle obtint un congé parental d'une année à son école. La prochaine rentrée serait en septembre 1962 et Charlotte s'occuperait de la petite. Elle lui avait déjà préparé sa chambre, acheté des peluches...
– Pas avant un an Charlotte chérie. Tu ne m'en veux pas ? Je ne la laisserai pas. Pas une seconde.
Baptiste, grâce à des entretiens avec Denise et le médecin de famille comprit le cheminement psychologique de sa femme. Il accepterait, lui aussi, la cohabitation corporelle constante avec l'enfant. Lui aussi, à sa manière, avait besoin d'oublier. Lui aussi se rassurerait en étant plus proche de la petite. La proximité sans promiscuité. Une démarche délibérée vécue sans heurt en couple, puis en famille. Leur histoire redémarra donc dans cette maternité un jour d'avril 1961. Louise revisite ce pays de bien être. Précipitée par l'heureuse venue de Léa.



Léa semble avoir quitté temporairement sa mère. Louise a besoin de se remémorer sa naissance pour affronter cette difficile situation. Faire le plein de bonheur avant l'arrivée de la débâcle. L'environnement hospitalier de la naissance avant celui des urgences. La transition devant passer par le bonheur des jours heureux, point de passage obligé. Vraiment obligé. Jamais oublié.
Elle fixe le corps inerte projeté, derrière la maudite vitre. Sa petite fille chérie. Ce matin, elle était partie à la fac avec le moral. Un partiel l'y attendait et elle avait tout bien révisé, elle s'était appliquée. Sa lourde chevelure dégouline au-delà de sa tête, ses cheveux sont sans doute très emmêlés car Louise devine des touffes inextricablement collées sous la nuque.
Puis le regard se pose sur ses mains.
– Tu as vraiment de belles mains.
Elle la revoit au piano, faisant, refaisant et défaisant ses gammes, avec acharnement et ténacité. Ses belles mains avaient aussi souvent écrit de beaux textes. Sa mère les avait lus - avec sa permission bien sûr - et certains extraits lui revenaient en tête, tout particulièrement un, qui, à cette heure, surgissait tel quel. Elle le récite à mi-voix feutrée :
– Bourgeoise et raisonnable d'apparence, je me cadre bien au chaud dans ce contexte sans peur ni reproche. Mon intimité est faite d'une âme, d'une sensibilité et d'une voix. Le trio s'agence à merveille pour écrire des poèmes, cadence le quotidien et provoque l'expression. Je sais sortir de moi pour mieux me plonger à l'intérieur. Alors que les autres sont captivés par l'apparence, je suis tranquillisée au creux de mes états d'âme poétiques réconfortants.
Louise avait appris ce texte par coeur car sa fille maniait admirablement la plume et sa sensibilité transformait chaque mot en poème qu'elle trouvait remarquable. Sa fille faisait preuve d'une positivité qui lui procurait chaleur et apaisement. On lui avait dit tant et tant de choses sur elle. Son instabilité émotionnelle, son hyper sensibilité, sa fragilité physique reflet d'une fragilité psychique. On lui en avait tant et tant dit. Mais Louise avait combattu un à un tous ces on-dit. Elle l'avait faite ainsi et elle était merveilleuse.

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