Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Les temps ré-unis - Extrait

Troisième lettre depuis l'Île Magique,
sans date

Il s'est passé quelque chose d'extraordinaire ici. Je revenais de la pêche avec deux belles prises, je préparais le feu quand, soudain, j'entendis des bruits de pas derrière moi. Il faut tout de même rappeler que je vis seul depuis des mois et que j'ai natté ma barbe pour ne pas marcher dessus !
Le coeur battant, j'attendis quelques secondes, dans un état d'anxiété immense. Était-ce un singe géant venu me dévorer ? Étaient-ce mes poissons qui attiraient des monstres ? Étais-je en train de perdre la raison ? Allais-je devenir prisonnier de ma folie ? Les pas se rapprochèrent et j'entendis une voix humaine :
- Qui êtes-vous ? Où sommes-nous ?
Je me mis à trembler et à bredouiller :
- Je m'appelle Henri. Je vis seul depuis très longtemps. Je ne sais pas où je suis, donc je ne sais pas où vous êtes.
- On arrive d'Angleterre. On voulait aller à Saint Pétersbourg. On est tombé sur des Anglais qui nous ont torturés. Un de mes compagnons a eu deux doigts arrachés.
- Moi, je sais seulement que je suis tombé à l'eau le 8 janvier 1450. J'ai conservé mon harmonica durant ma dérive. C'est mon seul compagnon.
- Vous voulez dire qu'il n'y a personne ici ?
- Personne.
- Vous parlez à qui ?
- A personne. Je mange, je dors, je joue de la musique et j'écris des lettres que je jette à la mer.
- Vous n'avez pas peur ?
- Au début si. Et je me suis habitué. Je connais le rythme de vie des gorilles. Il y a aussi des bêtes bizarres et j'ai vu des fées mirobolantes. D'après mes déductions, on devrait se trouver au large de l'Irlande.
- Alors on n'a pas dû aller assez loin ! Avancez vous autres !
Celui qui avait pris la parole paraissait le plus débrouillard. Les deux autres avancèrent et saluèrent timidement Henri.
- Moi c'est Damien.
- Moi, Louis.
- Je suis Corentin et vous ?
- Henri.
Pour fêter cette rencontre inespérée, j'ai invité les trois soldats à partager mon repas frugal.
- Il faut rester armé la nuit ?
- Pas du tout. Les gorilles ne hurlent qu'à la pleine lune et les insectes sont inoffensifs.
J'ai aidé à refaire le pansement de la main de Damien. Ses deux doigts mutilés ont du mal à cicatriser. Depuis le temps que je suis ici, j'ai appris à repérer les plantes calmantes, celles que je mâche pour me désaltérer, celles qui ont un goût de noisette ou celles qui me rappellent les pâtisseries de ma grand-mère. La nature environnante est devenue mienne et je me suis rendu compte que je suis devenu autonome et courageux.
J'ai passé la nuit la plus paisible de toute mon existence, et même si je reprends la plume aujourd'hui, ce n'est plus pour lancer un SOS mais pour raconter ma chance extraordinaire d'avoir rencontré d'autres humains. Et si cette île était magique ? Peut-être est-elle peuplée de fées mirobolantes ? Qui sait ?
Nouvelle bouteille à la mer.
Première note optimiste.
Peut-être une prochaine symphonie ?
Si quelqu'un pouvait néanmoins me répondre...
Henri