Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Vrai semblant - Extrait

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Des taches dans le ciel étaient apparues, comme des étoiles filantes, certaines roses, d'autres vertes. Puis de l'eau au coin des yeux comme une libération de ce choix de départ. Léo la regardant avec un "pourquoi ?" au bord des lèvres. Elle, susurrant un "pas le choix, je t'aime". Puis plus rien.
– Prévenez son mari ! Elle vient de mourir !
Les voisins l'avaient reconnue. Le pompier chargé d'annoncer la nouvelle était une jeune recrue de vingt-trois ans pleine d'espoir et d'idéalisme face à une carrière embrassée avec enthousiasme :
– Êtes-vous le mari de Fleur... ?
– Oui, oui ! Que puis-je faire pour vous ?
– Voilà. Je suis pompier. Je m'appelle Charles. Votre femme s'est semble-il défénestrée il y a quelques minutes. On vient d'arriver sur place. Écoutez, je suis désolé...
– Où est-elle ? Non ! Dites-moi qu'elle vit ! Dites-le moi !
– Monsieur... Monsieur... Il va falloir être courageux... elle vient de mourir.
– Non ! Non ! Pas ça ! Non !
Charles n'oublierait jamais ce 19 octobre de début de carrière. En prise directe avec le pire, sans aucune possibilité de porter secours. L'horreur.
– Ne t'en fais pas ! Tu ne pourras pas sauver tout le monde. C'est la vie. L'homme est libre de choisir la vie ou la mort.
– C'est horrible !
– Non mon gars, c'est juste la vie.
Léo avait eu en une semaine les cheveux tout blancs. Il s'était amaigri, sa silhouette s'était courbée en avant et ses épaules osseuses avaient renoncé au flux de la vie. Fleur l'avait arraché à la conscience de sa propre existence. Il était mort avec elle, pourtant il était toujours incapable d'en finir. C'était pire. Il se refusait à faire le même geste, par respect pour elle et pour leur histoire. Elle était unique, elle avait eu l'initiative du geste, il finirait bien par la rejoindre. Tôt ou tard. Heureusement qu'il avait les livres, ses fictions et toutes ces Fleur dans ses histoires. Dire qu'il avait cru tout abolir et tout réinventer par la fiction ! Il avait eu la naïveté de croire que la fiction pouvait remplacer la vie ! Il ne se pardonnerait jamais d'être tombé dans un tel écueil.
Malgré le rôle de mère que Fleur avait assumé à travers Marianne et sa fille Cléa, elle n'avait pu faire taire son mal d'enfant. Toutes ces histoires ne servaient que l'intérêt de sa plume ! Quelle désillusion à présent qu'il faisait face à la réalité. Pire que la mort, il ne lui restait que l'empreinte désormais indigeste de cette réalité-là. Et pourtant... Toutes ces Fleur uniques ne provenaient que du seul amour de sa vie : elle, réelle, belle, souterraine par ses états d'âme qu'elle cachait comme une maladie honteuse, mais parfois si aérienne dans ses déshabillés sensuels dont il était l'unique spectateur ! Il avait à ce point conscience de cet amour d'exception qu'il avait immortalisé tout son senti dans ses fictions... Comment avait-il cru échapper à leur réalité ? La réalité bien ancrée et bien douloureuse était là. Impossible de faire main basse sur elle. Il ne lui avait pas enlevé son collier de perles fines qu'il lui avait offert dans leur bijouterie préférée. En revanche, il porterait désormais son solitaire au petit doigt. "Je lui rendrai dés que je la reverrai" s'était-il dit. D'ailleurs après son coma et sa rencontre avec Baptiste, il avait pensé à nouveau au solitaire. "Dés qu'elle me fera face, je lui enfile-rais à l'annulaire. Il n'aurait jamais dû quitter cette place d'ailleurs" soliloquait-il au fond de lui. Dans sa poche, il avait conservé sa lettre.
– Elle ne t'a rien laissé ?
– Non, rien. Rien que son absence.
C'était ce que son beau-père lui avait demandé lors de l'inhumation. Il connaissait l'amour de sa fille pour Léo et il ne comprenait absolument pas son geste. Mais sa pudeur de père lui avait interdit de questionner davantage son gendre. C'était ainsi. Il avait mal pour Léo qui devait à présent vivre au quotidien avec sa solitude.
Depuis l'enterrement, Léo revenait sans cesse en arrière pour tenter de décoder le moindre indice, la plus infime parole susceptible de révéler un mal-être aussi grand. Mais rien de particulier. Alors, il retourna beaucoup sur son propre cheminement. Étant tous les jours avec lui-même et rien qu'avec lui-même, il pratiqua l'introspection. Il retraversa son enfance de déporté, arraché à ses proches dés l'âge de huit ans contraint de se construire avec des miettes de repères et des faux semblants de souvenirs paisibles. Tatoué par cette histoire insensée, il avait pourtant fallu vivre. Grâce à un professeur de français étonnant, il avait rencontré la littérature pour ne plus la laisser. Il avait découvert l'espace du rêve et ses nuits s'étaient enfin normalisées. Il ressemblait aux autres hommes, des projets étaient venus remplacer ses dou-leurs. Certes, l'oubli n'existerait pas, la mémoire humaine ayant la capacité de stocker tellement de vécus, qu'il ne servirait à rien de vouloir tout effacer. Puis, il avait eu une seconde chance de vivre quand la plume s'était mise à le démanger. Le plus naturellement du monde, il écrivit. Porté par les fictions et ses personnages, il conquit un autre espace, comme un autre lui-même, qui lui plut. Sauvé in extremis par le pouvoir de la fiction. Beau cadeau de la réalité n'était-il pas ? C'est ainsi que démarra sa destinée d'écrivain qui rencontra assez vite son public et un franc succès ainsi que la confiance de son éditeur qui, à chaque nouveau livre lui renouvelait son contrat. Léo n'eut pas à faire d'autre métier pour se nourrir. Il fit partie de ces rares privilégiés à pouvoir vivre de leur plume. Par la suite, à chaque sortie de livre, il appréhendait sa fin. Rejoindrait-il sa bien-aimée une fois cette histoire parachevée ? Mais non, une autre idée le tarabustait et il replongeait jusqu'au bout d'une autre fiction dont Fleur était bien sûr la protagoniste. Il gardait en mémoire la certitude d'un jour pouvoir la rejoindre car, ici bas, plus rien ne le retenait. Il laisserait sa plume lui faire signe et à ce moment, il quitterait tout, sans aucun remord. La vie n'avait plus aucun relief pour lui, seul son rythme cardiaque lui rap-pelait qu'il respirait.
Les journalistes lui posaient fréquemment la question :
– Comment votre femme est-elle morte ?
– D'un accident, répondait-il avec sang-froid sans rien laisser paraître.
– Quel type d'accident ? De voiture ? De ski ? Vous qui adoriez la montagne comme vous l'avez si souvent déclaré dans la presse.
Une grande bouffée d'air pour que la colère ne submerge pas ses déclarations et n'entame pas sa sensibilité à fleur de peau :
– Elle est morte d'un accident de la vie. Tout simplement. Je n'ai rien d'autre à ajouter.
Enfin se retrouver avec lui-même loin de ce type de harcèlements, il faisait porte close en fermant les écoutilles de son coeur. En apnée de la réalité. Pourtant il se devait de répondre aux journalistes. Loi du commerce oblige...
– Et vos projets ?
– Survivre.
– En faisant quoi ?
– En écrivant un autre livre.
– Vous avez déjà une idée ?
– Oui, tout est dans ma tête. Il ne me reste plus qu'à l'écrire.
– Combien de temps mettez-vous pour écrire un livre ?
– Deux ans, parfois trois.
– Qui lira votre premier jet désormais ?
Surtout contrôler. Ne rien leur donner d'intime. Ne pas quitter la carapace, à peine soulever le heaume.
– Mon éditeur sera mon premier lecteur. Je n'ai plus personne comme vous me le rappelez.
– Êtes-vous parfois nostalgique ?
Comment peuvent-ils ? De quelle matière est faite leur plume ? Connaissent-ils la signification du mot peine ? S'y conformer pourtant pour ne pas à avoir de reproches éditoriaux :
– Quelque chose en moi est mort. J'ai dépassé depuis longtemps le stade de la nostalgie.



Quand il avait entrevu Fleur, le jour de l'accident, il avait pris le temps de la détailler : elle arborait la même robe fleurie avec ses petites bretelles sans gilet sur les épaules ce qui était plutôt rare tant elle était d'habitude frileuse. Il avait aussi remarqué qu'elle portait ses ballerines plates achetées en Italie l'été précédant sa disparition et ses yeux avaient la même expression qu'avant : de la force mélée à de la tendresse, le tout confusément atténué par le poids des années... Neuf années après ! Était-ce possible ?
– Léo j'étais sûre que tu viendrais me retrouver ! Je t'ai attendu avec eux (elle montrait de la main un groupe de personnages de différents livres venus rendre visite à leur auteur hospitalisé). Tu vois, je ne t'ai jamais vraiment quitté.
Évidemment, il n'avait pas demandé pourquoi. Il n'avait pas pu, il n'aurait pas supporté de la perdre à nouveau. Il savait que cela ne serait pas simple, qu'il n'assisterait pas au mariage de Baptiste et Joséphine. Le monde de la vie et ce-lui de la mort étaient imperméables l'un à l'autre. Ils reste-raient hermétiquement étrangers et cela Léo n'y changerait rien. Même s'il était écrivain, la loi du genre ne serait pas bouleversée par sa plume. C'était comme cela.
– Je sais que tu es là. Je pourrais t'y rejoindre dés que je le désirerais.
– Au moins une compensation à ton métier. C'est toi qui tiens les ficelles des circonstances.
– Tu es dans tous mes livres !
– Sauf dans les deux premiers !
– Évidemment je ne te connaissais pas encore !

[...]