Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Singulière. - Extrait

1

Un cri retentit dans une maternité parisienne : aussi aigu que du cristal. Des voix adultes congratulent la maman :
– Félicitations madame. Quelle jolie petite fille ! Elle pèse 4,100 kilos et mesure 54 centimètres. Beau bébé !
Lentement Jeanne enlace le petit être gluant et rougeaud qu'elle trouve attendrissant. Sûrement elle caresse le corps émergeant du liquide amniotique. Elle lui parle et le rassure.
– Appelez mon mari je vous prie.
A peine quelques secondes plus tard. Louis accourt vers sa femme suivi de leurs deux premières filles : Irène, six ans, et Marie, quatre ans. Des cris à nouveau, plus joyeux et moins contenus cette fois :
– Ouais ! Une petite sœur. Elle jouera à la poupée avec nous. Maman tu es contente ? Tu lui feras des coiffures, dis maman ? Je lui prêterai mes élastiques.
Marie a les yeux écarquillés et ne dit mot.
– Je t'aime mon amour, caresse Louis de sa voix douce.
Il embrasse sa troisième fille sur la tête et sent les petits cheveux encore collés. Il reconnaît l'odeur du nourrisson. Jeanne passe la main droite sur le dos de sa fille, elle essaye d'atténuer ses pleurs perçants incessants. Elle susurre un « chuuuuuttttt » pour accompagner son massage. L'accouchement a été difficile et Jeanne sait que cet enfant sera le dernier.
– Et si on l'appelait Adèle ?
Louis a une décharge d'adrénaline. C'était lui qui le premier, avait évoqué ce prénom qu'il trouvait superbe.
– Oh oui ! laissèrent exploser Irène et Marie.
Elles sautent, crient. On demande au papa de les faire sortir. On doit donner les premiers soins à la maman et elle a besoin d'intimité.
– Ce soir je vous fais des crêpes ! On fête ensemble la naissance de votre petite sœur.
– Tu sais les faire ? demande Marie.
– Bien sûr ! lance Louis, un peu piqué.
– Comme grand-mère ? Avec du chocolat ?
– Vous allez voir ce que vous allez voir.
Ils rentrent vite à la maison car il faut laisser reposer la pâte.
La chambre recouvre une quiétude bien méritée. Le nourrisson découvre une nouvelle notion que le corps chaud de sa mère installe : le silence. La sage femme guide la bouche de l'enfant vers le sein maternel.
– Alors qu'en dites-vous ? Elles sont aussi bonnes que celles de grand-mère non ?
– Oui, ose formuler Marie. Je veux maman pour me coucher. Un câlin de ma maman.
Irène intervient en aînée :
– Il faut qu'elle se repose. Elle reviendra dans …
– Cinq jours, dit Louis avec élan.
Encore une fois Irène sert d'interprète :
– Dans cinq dodos maman revient.

2

1965. Adèle a deux jours. Jeanne reprend des couleurs. Des tas de petits cadeaux recouvrent pêle-mêle sa table de nuit : une petite robe, un gilet tricoté et des bonbons, des chocolats qui attisent la gourmandise d'Irène et Marie. Jeanne a assisté au premier bain de son bébé, elle a pu lui prodiguer les soins et son adresse maternelle est réapparue, naturellement.
Pourtant quelque chose la tracasse...
– Quel beau bébé ! Une belle petite rousse ! Après il faudra faire un petit garçon pour le papa...
Remarque crétine.
– Et bien tu ne sais faire que des filles, ma parole ! Remarque c'est beau une rousse aux yeux bleus.
– Adèle c'est un prénom que je ne trouve pas très doux…
– On dit qu'il est préférable d'avoir des filles, car la mère les garde toute la vie. Un fils on le perd lorsqu'il se marie…
– Oui, mais tu as des belles-filles c'est presque pareil.
– Bof ! Les filles vont du côté de leurs familles un point c'est tout.
– Pauvre Louis ! Perdu au milieu de quatre femmes. Il va avoir la vie dure. Je le plains.
– Irène et Marie sont déjà remuantes ! Qu'est-ce que ça va être !
– J'ai connu une Adèle très désagréable il y a une dizaine d'années… en plus elle était vilaine !
– Arrête tes âneries. On n'est pas chic. On peut tout de même complimenter la maman.
– Qu'est-ce que tu lui offres comme cadeau de naissance ? Un vêtement ? Des fleurs ? Un eau de toilette ?
– Pour les deux sœurs on a offert des vêtements, elle a dû les garder pour la troisième. Je propose un joli bouquet de fleurs.
– Non, plutôt une plante. Elle pourra la replanter dans son jardinet. Ce sera moins éphémère.
– Ecoute on va faire comme ça : toi tu lui achètes des fleurs, toi une grenouillère de ton choix et je me charge de la plante. Trois amies, trois cadeaux, d'accord ?
Discrètement Jeanne enfonce ses doigts dans la petite grenouillère d'Adèle qui tête.
– Maman, demande Irène, elle a la même couleur d'yeux que moi et Marie ?
A nouveau Jeanne est affectée. La petite s'est endormie, alors elle mord violemment l'intérieur de sa joue droite, comme lorsqu'elle était petite. Contrôle.
Louis fixe sa femme tant aimée et la couvre de tendresse. Jeanne se laisse embrasser. Elle se détend. Irène et Marie ricanent.

3

Adèle a quatre jours. Après chaque tétée, elle baille avec insolence étirant ses petits bras au-dessus de sa tête. Parfois sa main rencontre le corps de sa mère qui renoue, en un toucher, avec les bébés qu'ont été Irène et Marie. Les petons d'Adèle sont semblables à deux appétissants petits pains au lait. Jeanne se remémore les pâtisseries de son enfance, l'odeur de la cuisine chez sa mère, Lucie, elle revoit le rituel du samedi lorsque les femmes se mettaient au fourneau pour le plaisir sucré du palais. Ces mêmes instants, un peu volés à la disponibilité de la mère, une connivence encore forte aujourd'hui, le craquant délicat de la pâte cuite et la chaleur émoustillante de la chair odorante.
– Jeanne, laisse les refroidir ! Tu vas te brûler ! Quelle gourmande tu es.
L'enfant a patienté le temps de la préparation, salivé tout au long de la cuisson. Ce n'est plus tenable ! Il faut les goûter, peut-être seront-ils décevants ? Pas assez sucrés ? Un peu trop grillés ?
– Tu pourrais au moins me faire des compliments coquine !
Lucie a compris : les pains perdus sont réussis.
Jeanne observe les petits pieds d'Adèle, remarquant que les deuxième et troisième orteils de chaque pied se cajolent les uns avec les autres après la tétée en guise d'aise et de bien-être. Le pouce est joliment ourlé d'une pliure rectiligne. La blancheur d'albâtre de la peau d'Adèle laisse entrevoir les parcours bleuâtres des veines.
Les ongles sont assez longs, comme ceux des mains.
– C'est un signe. Lorsque le nourrisson a des ongles longs, cela veut dire qu'il est prêt à venir.
Jeanne connaît bien la sérénade de la coupe des ongles… Des cris, des hurlements, des pleurs. Une comédie permanente.
Elle contemple son trésor tout neuf, sans crainte, en territoire conquis avec une dose d'amour et de confiance à transmettre. Elle a l'habitude des enfants, une fois de plus elle va s'appliquer à tout donner, refaire des gestes parfois esquissés, les approfondir en les maîtrisant.
– Adèle, belle Adèle.
Jeanne se détend au contact de son bébé. Elle rêvasse en suivant de son index gauche les contours des cheminements violets du petit corps. Parfois le doigt s'arrête, effleurant la bouche d'un baiser, s'y reposant pour ensuite repartir.

4

Adèle, cinq jours. Demain c'est le départ des femmes de la maternité. Elles sont attendues avec une joie et une excitation mêlées. C'est la fête. Cependant Jeanne demande avec gravité quelques heures avant son départ :
– Mademoiselle s'il vous plaît pourrais-je vous montrer quelque chose ?
– Bien sûr, rétorque la puéricultrice avenante. Je finis avec ce petit garçon et je suis à vous. Regardez comme il est beau !
Jeanne toise le bébé avec détachement. Elle le trouve trop chevelu, les sourcils trop dessinés. Il ne lui plaît pas, ce qu'il est laid ! ose-t-elle se dire.
Immédiatement après Adèle réclame toute son attention. Elle se polarise sur elle, elle désire ardemment que la professionnelle ausculte son enfant.
– Alors comment va cette chère demoiselle ?
Avec tact la femme caresse le bébé en douceur. Elle retarde la prise de parole pour installer de la confiance.
Tout doucement, les cils viennent chatouiller le faciès d'Adèle la rendant très attentive, à fleur de peau. Jeanne a le respect d'attendre. Mais elle finit par dire :
– Voilà, hum ! Je trouve que mon enfant a de drôles d'yeux. Qu'en pensez-vous ?
– Ils seront sans doute très noirs, avec son teint votre enfant sera magnifique.
– Non, dit Jeanne, insatisfaite, regardez plus attentivement.
– Ah oui, il y a un peu de sommeil à l'angle du gauche. Prenez du coton avec du sérum physiologique et nettoyez-le régulièrement. C'est une simple irritation.
Jeanne s'arrête là. Comment est-ce possible ? Cette professionnelle ne note rien ? Elle qui ausculte des dizaines d'enfants par semaine, au contact permanent des nourrissons ? Jeanne devient-elle folle ? Fait-elle une fixation malsaine ? Pourtant elle sent que quelque chose n'est pas normal. Oui, c'est cela l'œil gauche... Elle suit scrupuleusement les conseils de la puéricultrice. Avec délicatesse elle tamponne chaque contour d'œil. Elle chantonne afin que son geste paraisse plus doux à Adèle. Son œil gauche ne se meut pas. Il se fixe sur une ligne imaginaire, loin, très loin.
Départ annoncé pour 14 heures 30. Après le petit déjeuner de la maman et la tétée du nouveau né, il n'est que 9 heures 15, Jeanne s'assoupit. En quelques minutes de songe mouvementé, son corps se couvre de gouttes de sueur et son ventre la harcèle.
– Ne vous en faites pas lui avait dit la sage femme. Vous perdrez du sang les prochains jours. C'est parfaitement normal.
Le rêve la terrifiera, mais elle l'entendra.
Elle est dans une galerie d'art, passe devant de nombreux tableaux, mais aucun ne l'interpelle. Ce sont tous des portraits. Les personnages représentés ne sont jamais peints de face, mais de profil. Si bien qu'aucune pupille ne figure dans le tableau. Les yeux sont plus ou moins maquillés, baroques jusqu'au mauvais goût ou dénudés jusqu'à l'insignifiance. Jeanne est essoufflée, elle est en quête d'une pause qu'aucune œuvre d'art ne propose. Mais dans l'encoignure de la salle numéro cinq, un tableau discret représente une femme peinte de dos au milieu de feuillages verdoyants. Jeanne contemple le dos un peu voûté, le chignon bas porté tout au long d'une vie. Une robe grise, plutôt triste, souligne la silhouette âgée. Jeanne tout en respirant fort, approche son visage de l'œuvre... plus près... plus près encore... Non, ce n'est pas possible ! Elle est en train de rêver ? Dites-lui qu'elle devient folle ! Derrière la tête une paire d'yeux fixe durement la spectatrice médusée, le visage n'est pas montré, ni même suggéré, mais les yeux sont là... Terriblement fixes. C'en est trop. Il fait chaud dans la galerie d'art surchauffée, des gouttes de panique l'inondent. Sortir, oui, vite trouver la sortie de secours. Elle s'élance à corps perdu vers la gauche puis plus rapidement sur la droite. C'est intenable.
Jeanne regarde sa montre. 9 heures 35. Elle a dû s'assoupir. Ce n'est rien, non ce n'est pas grave. Adèle repose paisiblement dans le couffin, l'air est tiède, la chambre en ordre.
Quelques temps après ce cauchemar prémonitoire, elle en saisira toute la symbolique. Elle avait bien reconnu le tableau, il lui était même familier. L'artiste n'était autre que Lucie, qui avait peint sa belle-mère, dans le sous-bois abritant la petite église Saint-Eloi. Jeanne comprendra la cause de sa terreur. Les yeux de Rose ressemblent étrangement à ceux d'Adèle. La même couleur très sombre et surtout la même fixité.

[...]