Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Prisme et ombre - Extrait

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Tournons autour de ce banc, il est à présent l'élément central, la base de la fiction. Ces trois personnages - ou êtres de papier - nous appartiennent. Nous reconnaissons bien là le fantasme de plus d'un écrivain, conquérir son personnage, le séduire afin de le maîtriser totalement, d'être soi-même le destin de notre propre création. Mais à qui appartient le destin de toute œuvre ? N'est-ce pas un peu au public de s'emparer du personnage, de le calfeutrer dans son imaginaire bien caché au chaud de tout regard indiscret…
Ulrich, Gwladys et Priska sont posés là : leur présence est légitime puisqu'ils font partie intégrante de la fiction et qu'ils tirent de cette existence leur propre histoire.
Gwladys est une danseuse-comédienne professionnelle de vingt-cinq ans, elle n'a jamais encore eu de rôle à proprement parler ; c'est ainsi qu'elle inscrivait sa profession sur sa carte de visite : Gwladys-décor : elle n'était que décor. Son rôle était pourtant écrasant c'est à elle qu'advenait la lourde tâche de jouer, de mimer le décor de chaque pièce. Gwladys faisait partie de l'imaginaire du spectateur, à chaque tirade devait correspondre un état d'âme, un changement de couleur, une courbette, un sourire, un effondrement physique accompagné de larmes qu'elle incarnait : elle était Didascalie. De nombreux critiques reconnaissaient qu'elle était à la fois un tout et un rien indispensables, une forme de mécanique magique, une opératrice divine, catalyseur de l'image et du visible de chaque pièce.
Lorsque l'ouvreuse criait : « Programme ! » au début de chaque représentation, on pouvait y lire en caractère gras le nom de Gwladys accompagné de sa photo, en noir et blanc qui mettait sa silhouette avantageuse en relief. Son visage était à ce point mobile que tout sentiment pouvait y transparaître, c'est d'ailleurs pour cette raison que la photo était prise de loin et que son visage n'était mis en valeur que par sa lourde chevelure.
C'est en novembre dernier qu'elle commença à interpréter « Le ravissement » : elle transposait tour à tour le bal de T. Beach, l'Hôtel des Bois, elle était également l'errance, une actrice en vagabondage au centre d'une fiction. Or, dès les répétitions Gwladys ressentit un goût amer, une sensation de déjà vu-entendu-lu-goûté qui semblait remonter de très loin. Faisant abstraction de son rôle, elle monologuait : « Où ai-je bien pu vivre une pareille émotion… Que se passe-t-il ? Tout mon être tremble…Je suis autre comme si un personnage venait me seconder, m'immerger, prendre mon rôle ». Gwladys, farouche, savait ce qu'était la lutte pour obtenir un rôle et à quelle vitesse elle pouvait être remplacée, en une fraction de secondes ; elle prit donc sur elle, termina la dernière scène de la répétition et rentra chez elle.
C'est seulement pendant le voyage du retour que quelques phrases lui revinrent à l'esprit : « Lol nous avait précédés. Elle dormait dans le champ de seigle, fatiguée, fatiguée par son voyage ». T.Beach, S.Tahla, l'Hôtel des bois, Tatiana…mais oui bien sûr ! « Le ravissement » nom de la pièce était tronqué, c'était en fait un livre qu'elle avait lu il y a de cela plusieurs années, conseillée par une amie étudiante. C'était « Le ravissement de Lol. V. Stein » de Marguerite Duras.
Demain c'est samedi. Le week-end, deux jours de trêve pour faire les bouquinistes, les libraires et partir à la trace de ce livre. Elle fit toutes les librairies de la ville, une à une ainsi que les puces, et elle passa même des petites annonces afin d'acquérir « Le ravissement de Lol. V. Stein ». Le saisissement qui s'était emparé d'elle lors de la répétition s'était accentué au rythme de touts les représentations, et chaque soir plus elle jouait, plus elle mimait la mort intérieure de Lol lors du bal de T. Beach, plus elle avait fait sien le destin de l'autre. Il lui fallait à présent posséder à elle seule le moindre exemplaire de cet ouvrage. C'est ainsi que la fascination se mue en collection.
Une année passa… Les représentations prirent fin et Gwladys décida d'interrompre quelque temps son métier pour s'installer avec passion dans sa nouvelle tâche : faire en sorte que « Le ravissement de Lol. V. Stein » s'épuise à jamais et qu'elle devienne la seule détentrice de ce miracle né d'une coïncidence entre un décor et un personnage.
Les années passèrent, l'appartement de Gwladys s'était également mu au rythme de ses états d'âme : tous les objets décoratifs qu'elle avait accumulés par sentimentalité avaient disparus ; seules les versions du « Ravissement de Lol. V. Stein » ornaient les murs, hantaient le moindre placard, les tiroirs et s'empilaient dans l'entrée où - seul souvenir du passé - était punaisé le fameux programme avec la photo jaunie de Gwladys au théâtre.
Or plus le temps passait, moins Gwladys était satisfaite : l'espace de son studio se réduisait de jour en jour et elle étouffait. Ses rêves étaient submergés par Lol tout comme ses journées d'ailleurs. Dans son for intérieur revenaient souvent ces quelques bribes enregistrées lors des différentes représentations : « cette survivance même pâlie de la folie de Lol met en échec l'horrible fugacité des choses, ralentit un peu la fuite insensée des êtres passés ».
Gwladys avait été également envahie par le temps ; son corps s'était ramolli car plus aucune discipline ne le contraignait : il était la résultante d'une lassitude inachevée, d'une forme de saturation causée par le manque de vie. L'échéance approchait à grands pas et plu l'espace de Gwladys diminuait, plus elle cherchait avec acharnement un moyen de fuir sa passion afin de l'intégrer pleinement, de la vivre enfin et non plus de la représenter.
C'est un soir d'automne que Gwladys se rendit compte de la petitesse de son studio : les murs s'étaient rapprochés ils compensaient leur chargement en s'épaississant, s'arc-boutant doucement. Gwladys savait que la fin de son existence médiocre pointait son regard et décidée alors à ne plus vivre, elle s'exila dans le livre. Ceci n'est pas une métaphore car Gwladys rentra réellement dans le livre mais pas au hasard. Elle avait choisi au préalable le passage qu'elle voulait enjamber, les mots qu'elle devait épouser afin de ne rien bousculer dans le récit. Il fallait qu'elle assassine le personnage de Lol et qu'elle se transforme en être de papier. Elle saisit donc « Le ravissement de Lol. V. Stein » collection Folio à sa page fétiche, page cent seize, et là, elle s'intercala entre ses deux phrases favorites : « Le vide est statue. Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous ses cheveux noirs, le fait. Il se transforme, se prodigue, le fait ne contient plus le fait, Tatiana sort d'elle -même, se répand par les fenêtres ouvertes sur la ville, les routes, boue, liquide, marée de nudité ».
Ce premier paragraphe était aux yeux de Gwladys, la définition la moins altérée de l'écriture, là où cette dernière était la mieux mise en scène. C'est en intégrant la phrase suivante qu'elle prit la place de Lol : le moi fictionnel devint Gwladys : « La voici Tatiana Karl nue sous ses cheveux soudain entre Lol. V. Stein et moi. La phrase vient de mourir, je n'entends plus rien, c'est le silence, elle est morte aux pieds de Lol, Tatiana est à sa place ».
Alors et alors seulement Gwladys devint être de papier. Elle avait ravi à Lol son espace tout comme cette dernière lui avait dérobé sa propre vie. La transition Lol - Gwladys fut brève ; l'hier et l'aujourd'hui devinrent UN et c'est Lol qu'il y a sur ce banc aux côtés d'Ulrich et de Priska. Elle ne bouge pas, elle a soudain perdu toute sa réalité, elle a fait de son destin de comédienne un être de papier qui, à présent manipulé, forgé et dominé par son créateur ne s'altèrera plus. La couverture se ferme, le titre est devenir, non définitif : « tourment d'une passion inachevé ».
Le vent se lève, la page cent seize incarnée par Gwladys flotte, ondule : on retrouve presque une symétrie entre la flexibilité de son corps de femme à sa genèse et le caractère ineffable des mots dactylographiés sur la page.
Dans un crissement d'aile, la page se détache, tombe du banc et s'envole. C'est alors qu'Ulrich tourne la tête dans cette direction, son regard a été accroché par un point blanc qui vole ; alors son visage s'illumine pour la première fois de sa vie et il suit ce point blanc jusqu'à ce qu'il ne soit plus.

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