Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Lettres à l'être - Extrait

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Je suis un être anodin, une femme - une jeune fille - comme les autres. Je suis travailleuse, assidue et j'aime lire. Depuis toute petite je me plais à mettre sur le papier mes paysages d'états d'âme. L'écriture est ma meilleure complice, elle est tout pour moi : elle me permet de formuler le quotidien.
- Demain je rentrerai tard, ne m'attendez pas pour dîner, je vous embrasse.
Les phrases elliptiques tirées du vécu me reviennent bien souvent en mémoire. Elles jalonnent mon enfance, puis mon adolescence. Aujourd'hui j'ai vingt ans, pardon pour cet oubli temporel repérable.
- N'oublie pas de sortir la viande vingt minutes avant notre retour. Mets le four sur 200°.
- Le pain de campagne est resté dans le panier. Ne l'oublie pas!
Le verbe oublier rimait souvent avec la peur de mal faire, de ne pas avoir assez dit, la peur de le crier... plutôt de l'écrire. La peur se calme au contact du papier. Elle s'anonymise. S'éclipse, perd la moitié d'elle-même.
Comme par symétrie, mes interlocuteurs usent des mêmes modes de communication : des bouts de papier. Ils s'accumulaient; aujourd'hui ils pourraient remplir aisément plusieurs boîtes à chaussures taille 40! Rien d'effectivement essentiel mais ces mots ont rythmé mon quotidien. C'étaient mes points de repère au jour le jour : ce que j'allais demander, ce à quoi je devais penser. Ces messages balisaient mes jours et mes nuits. Ils ordonnançaient le dérisoire, le pas grave afin de camoufler l'essentiel : la vie.
Ils scandaient aussi les anniversaires : de longues lettres participaient au point d'orgue d'une naissance et donnaient à lire tout ce qui ne s'était pas dit durant l'année. Par pudeur, par maladresse, par bonheur on n'avait pas pu se le dire. Le papier était porteur de tout ce non-dit, il disait et transmettait l'oubli : il en était le témoin. Comme je l'ai dit précédemment, par l'écrit, il n'y avait plus de peur : elle devenait belle, transcendée par les mots.
Mais il y avait aussi les mots qui n'avaient aucune place ici : ni dans les parenthèses quotidiennes, ni dans les déclarations d'anniversaire. Ces mots étaient mes maux que je cachais dans un cahier bien propre, vierge, et que je remplissais assidûment tout au long d'une année. Il n'appartenait qu'à moi, il m'aidait à me dire, à me construire. Personne n'y avait accès - encore fallait-il connaître son existence! -, c'était ma chose à moi qui disait je. Si par malheur quelqu'un avait jeté son regard sur cet écrit, c'eût été un drame, comme un viol. Par bonheur, cela ne se produisit jamais. J'eus donc confiance en moi, par les mots. Ils m'aidaient à exister puisqu'ils formulaient ce que je ne disais jamais. Mon cahier était mon dire.
Le bac obtenu moyennement, sans éclat, je me lançais avec ferveur dans des études universitaires pour appréhender les lettres modernes. Enfin, travailler et apprendre avec ceux que j'aimais le plus au monde : les mots. Leurs étymologies, leurs histoires, leurs maniements - poésie, théâtre, prose. Tout ce travail m'enchantait et je découvrais une véritable passion. Les années passèrent, nous nous dirigeâmes tout doucement vers le moment de la Rencontre. Durant les premières années universitaires, j'avalais beaucoup d'auteurs diachroniquement. J'appréciais aussi bien la prose, la fiction, la poésie que la nouvelle, le journal ou encore l'autobiographie. Tous les styles et tous les genres me passionnaient. Je passais du je au il. Ce qui m'intéressait par-dessus tout c'était la trace écrite. La page qui se remplissait et en tant que lectrice privilégiée, j'étais le témoin de cette herméneutique. J'assistais à la naissance des mots à travers les âges, traces écrites au premier matin des choses de «Tristant et Yseult» à «Passion simple». J'accumulais toutes formes de lectures, ma bibliothèque gonflait, se remplissait. J'avais besoin de ce plein pour aspirer à une forme de plénitude. Je faisais le plein de lire pour remplir un certain vide en moi que je n'avais même pas encore exploré. C'était un vide implicite dont je ne percevais pas les limites, ni moi, ni personne. Je sais que c'était un vide car avant la rencontre, je n'avais pas trouvé la passion littéraire. J'étais enchantée, ravie, comblée apparemment mais pas encore saisie par la passion. Je ne brûlais pas encore en lisant. Tout en moi était prêt, en attente. La flamme n'existait pas encore.

En écrivant ce que je suis, je me rappelle tout d'un coup la façon dont les autres me voyaient.
C'était en troisième, école de filles uniquement. Nous nous écrivions durant certains cours ennuyeux. Je revois clairement le sachet en plastique rempli de tous ces petits mots écrits de filles à filles. Chacune d'entre nous disséquait le physique de l'autre : le physique, l'apparaître, l'extérieur sont les signes primordiaux à cet âge-là. On ne veut surtout pas être différente, ne se démarquer pour rien au monde. Etre dans la norme de l'apparaître était notre devise. Plus tard vers la terminale avec l'étude de la philosophie, on découvrait une autre dimension. Il s'agissait de tout faire pour que l'intérieur se lise de l'extérieur. S'ouvrir aux autres pour apparaître, laisser en quelque sorte l'être se dessiner sur notre apparaître.
- Tes yeux sont beaux, mais tu n'as pas assez de poitrine pour plaire aux garçons.
Tout dans l'apparence. Tout n'était qu'extérieur. J'ai les yeux bleus et je me souviens d'un jeu que nous faisions avec mes trois meilleures amies. Nous nous placions face à la lumière du soleil qui faisait jaillir le feu dans nos yeux. Nos regards s'illuminaient et chacune d'entre nous commentait les couleurs des iris de l'autre, les variations de lumière. Mes amies avaient presque toutes les yeux marrons : face au soleil le marron ne rendait rien. Il se faisait plus éclatant c'est tout. C'était ma revanche face aux petits mots qui disloquaient mon physique. Je me vengeais des phrases mesquines en m'installant face à la lumière écarquillant les yeux. Désireuse de devenir lumineuse - enfin - et de montrer ce que j'avais de plus beau : mes yeux. Mes amies me décrivaient ce qu'elles y voyaient : du bleu clair strié de jaune entouré de bleu marine ce qui accentuait la profondeur de la couleur. Je jubilais. Ces moments mettaient temporairement sous silence mes autres petits complexes. Mes yeux compensaient le reste, j'existais grâce à mon beau regard bleu.

C'est curieux comme certains épisodes ressurgissent à la surface de ma mémoire. Ils affleurent dans mon histoire bien personnelle mais pourtant assez anodine. Adolescence dite normale avec fous rires, complicités tristes parfois, rancœurs, joies intenses, rencontres avec de fortes personnalités... tout est enseveli en moi, je me suis construite petit à petit. Je suis devenue grande, les cours de philosophie ont été les catalyseurs de multiples prises de conscience : le temps est-il en nous ou hors de nous ? Thèmes de la mort, de l'art, de l'espace, l'exploration de l'inconscient (découverte des deux topiques freudiennes) et du surréalisme qui en découle (l'écriture automatique). Découverte d'une autre facette de moi-même. Tous ces éléments m'ont préparé à la rencontre, lors de ma maîtrise de lettres modernes. Ils ont façonné ma perception des choses, donné un sens à toutes mes questions existentielles. Mais en même temps cette Rencontre m'a aliénée aux livres. J'étais prisonnière de l'auteur des livres de la Rencontre. Je ne m'en rendis compte que bien plus tard, avec du recul.

Mon mémoire de maîtrise se polarisait sur un auteur. A vingt ans je dus - après avoir été attirée par ce même auteur - lire toutes les œuvres de cette femme. Tâche fascinante qui se déroula en une année. Je me nourrissais d'une trentaine d'ouvrages de cet écrivain (littéraires, théâtraux, poétiques et même cinématographiques); puis j'élargis mon champ de vision en lisant sur ses œuvres. Tout ce que la critique sémiologique, sémantique, syntaxique, psychanalytique avait produit. La tête bien imbibée j'obtins ma maîtrise mention bien. Ceci pour le diplôme. Cette démarche laissa de nombreuses traces dans ma tête. Tant et si bien que je continuais, lors de mon DEA, puis de ma thèse de doctorat, à travailler sur cet auteur. Les livres épuisés, rangés alphabétiquement dans ma bibliothèque, étaient nettoyés et choyés avec amour. Mais il me manquait quelque chose : oui, je connaissais profondément ses textes, ses fictions, ses pièces de théâtre, ses projets cinématographiques, mais, à elle seule, la connaissance textuelle ne me suffisait plus. Je désirais ardemment rencontrer la femme en chair et en os (en opposition à ses personnages, êtres faits de mots et de papier). Celle qui m'avait envoûtée durant ces années, celle qui avait déclenché l'écriture de mon premier roman, «Prisme et ombre» - auto-édité. Celle sans qui mon imaginaire était néantisé. Je pris mon courage à ma main de gauchère et lui écrivis. Que de lettres envoyées restées sans réponse! Ma ténacité me récompensa néanmoins. Je ne me présentais pas comme une critique désireuse de lui faire disséquer ses œuvres :
- Pourquoi l'image de votre mère est-elle si présente ? On la trouve dans toutes vos fictions. Votre autobiographie la met aussi en scène, sans parler des nombreuses pièces de théâtre.
- Pourquoi avez-vous écrit ceci page 116 du « Ravissement de Lol V. Stein ».
- Pourquoi écrivez-vous ? Depuis longtemps ? Est-ce pour échapper à la réalité ou la dire autrement ?
Toutes ces questions l'auraient ennuyée, étouffée. Les réponses quant à elles ne m'importaient guère, et sous cet angle, je ne l'aurais jamais rencontrée. Je lui écrivis donc assidûment en parlant de mon amour véritable de la littérature et de la fascination qu'elle exerçait sur moi. Je ne poserais aucune question ; j'écouterais si elle désirait parler, je voulais juste la rencontrer.
C'est en 1984 que la rencontre eut lieu derrière le boulevard Saint-Germain, dans une petite rue calme, au quatrième étage, un appartement rempli de livres, des piles entières dans chaque pièce, des photos d'antan, des tableaux d'amis, des lettres de congratulations, des images de son vécu la retraçant. Je restai sans voix, elle m'embrassa chaleureusement, me tutoya volontiers et me fit prendre place dans son bureau. Lieu de toutes les créations! Le bureau dépouillé, des stylos, des crayons en tous genres : c'était une femme comme les autres. Moi, je magnifiais tout. Même ses rideaux m'impressionnèrent car ils faisaient partie de son intimité et j'étais invitée à la partager.
Ce qui se passa ensuite ?
Rien de spécial.
Les rôles étaient inversés : elle me fit parler de moi, de mes projets littéraires, de mon futur époux. Ce qu'il faisait, désirais-je des enfants ? Combien ? Etc... Je découvrais une femme constituée d'un altruisme intact. Celui de l'enfant qui désire connaître quelqu'un et qui pose des questions liées à l'actualité du quotidien : ce que je pense de tel homme politique, ce que m'inspire Paris. Ses yeux et sa voix restent à jamais gravés dans ma mémoire visuelle et sonore. Sa voix était celle de sa plume. La musicalité de ses mots s'accordait à la sensualité intelligente de ses cordes vocales.
Ses blancs dans la conversation faisaient écho à ses blancs typographiques. Je la lus en l'écoutant, son écriture et sa voix ne faisaient qu'une.
Nous nous vîmes plusieurs fois, toujours à Paris. Dont une fois en compagnie de mon époux.
Ce qu'il en est resté ?
Une amitié sincère, une disponibilité totale et sans faille, une lettre, un coup de téléphone ou une visite étaient les bienvenus.
Elle m'appela par la suite après la naissance de chacune de mes filles. Elle continuait toujours à beaucoup travailler malgré son âge avancé et conservait ainsi une vivacité intellectuelle et un désir d'écrire toujours plus intenses. Parfois elle me demandait :
- Qu'écris-tu en ce moment ?

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