Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Le meublé livres - Extrait

L'image est le centre de cet écrit : elle est la genèse de la douce gymnastique engendrée par les mots. Elle est début tout en étant au carrefour d'un rêve jadis caressé : écrire. Les mots et cette image vont alors faire connaissance, il faut d'abord qu'ils soient séduits par leurs charmes respectifs, il faut ensuite que l'ensorcellement puisse avoir lieu - dont l'espace-lieu serait la page blanche - il faut enfin que la valse lexicale, syntaxique puis sémantique s'ébauche, il faut que l'enchevêtrement des faits et des émotions prenne corps dans les formes et les couleurs, il faut surtout que la pérennité soit assurée de coexister avec le tableau coloré d'une part et l'émotion substantielle qui s'en est écrit d'autre part.
Cette image découle d'un tableau : elle est la vie colportée par le support fixe qu'est la toile. Le figé donne naissance à la coulée vitale porteuse d'émois ; l'image ne reniera jamais son socle initial. Elle est en partance pour d'autres horizons grâce à celui qui a imprimé ses doigts, son talent, son vouloir ; nous sommes dans le domaine de l'humain, c'est ce dernier qui a peint, ce sont ses couleurs qui ont donné à voir l'image de cette femme ; enfin, c'est cette femme qui illustre le titre donné à la toile, l'espace féminin, exprimé par Auguste Renoir avec «la liseuse» (1874).
C'était il y a longtemps, il y a plus d'un siècle, quelques années ou c'était demain, peu importe. Le temps ne répond plus à ses repères logistiques et diachroniques, il est aboli par le regard posé sur la toile. Sont abolis aussi toutes les critiques, écrits produits sur et à propos du tableau, une seule chose compte. Pourquoi et comment l'oeil posé distraitement dessus il y a quelques jours, reste sempiternellement collé, comme accroché en deçà des couleurs et des formes, au-delà du regard de la liseuse, l'oeil prisonnier contemple son piège avec amusement et passion. C'est ce même oeil qui accompagnera le prisme du mot et de la couleur dans le livre, tout en évitant de tomber dans le piège du livre dans le livre, du tableau dans le livre, puisque la liseuse lit un livre...
Les matériaux premiers scandés par les mots se mettent en place : image-tableau-couleurs-femme-livre. La chronologie n'a pas la place escomptée, elle est brisée par l'acte d'accommoder ou de raccommoder l'espace du peintre dans un certain contexte social, celui du tableau égérie d'un pouvoir créateur et celui du voyeur-narrateur-lecteur-contemplateur qui s'extasie en restant muet, bouche bée.
L'accent est mis sur la féminité : le rythme ternaire (peintre-tableau-spectateur) met en exergue ce mystère adulé, éculé, à débattre, rassasié qu'est la femme. Synonyme tour à tour de fraîcheur, dynamisme, jeunesse, genèse, naissance, complétude, sensualité troublante, vagues à l'âme, paysages d'états d'âme, épanouissement, détermination puis sagesse.
La Femme est à l'image du tableau : centrale ; despote pour un temps qui désirerait la cerner, ensorceleuse pour celui qui aimerait l'emprisonner ; farouche combattante de la fixité, du non devenir, du carcan ; prête à s'embraser elle-même pour mieux irradier par la suite ; prête à engloutir toute passion et se laisser aller dans un rôle de victime qui l'indiffère.
C'est un tout ineffable, indicible, où le flot innombrable et la sécheresse lexicale arrivent à cohabiter. Les contraires s'y attirent et attisent l'antinomie. Pulsions et rejets maculant la toile vierge ou la page blanche d'un sang d'encre et de couleurs. Elle est celle qui nomme le tableau, elle fait partie du titre, donc est un trait d'union entre la représentation qu'elle engendre et sa nomination dans le désir du créateur.
Elle charrie la vie et l'envie, elle est grâce et liquidité transparente des tonalités de la peinture. Elle est tour à tour captivante par son regard embrasé jeté dans le livre, émouvante dans l'application qu'elle met à tenir son livre, sensuelle et coquette dans sa bouche rouge et son chignon apprêté. Elle est tout à sa lecture, victime du livre, happée par une histoire qu'on présuppose ensorcelante. Elle est représentée comme telle d'ailleurs : pas un cillement, mais une concentration extrême. Elle est également symbiose de la lectrice et de la femme. Elle n'est pas que femme qui lit, ni que femme qui vit ; elle a une multi-dimension désirée par le peintre qui la définit comme étant plurielle. C'est cette polymorphie qui lui donne une intériorité complexe car le peintre a voulu la représenter en train de lire sans occulter l'autre face de sa personnalité. Il n'a pas pu enfouir sa féminité car les couleurs la crient. Il n'a pas pu oublier son physique caressant car la forme de sa main gauche ne fait pas que soutenir la couverture du livre, elle est aussi l'indice de la disponibilité, de la chaleur tendre que suscite une main pâle légèrement courbée, comme une invitation à poser sa tête sur cette main humaine, ou encore effleurer ces doigts graciles comme on pose le regard sur une toile qui laisse coi. La duplicité de cette femme fait écho aux statuts de l'auteur et du narrateur d'un livre.
Cette symétrie de statuts féminin et masculin camoufle une harmonie surgissant du blanc cassé au beige rosé en passant par le jaune, l'orangé rouge, le rose et le blanc. La clarté du tableau est accentuée sur le visage de la femme, ainsi que sur la collerette et sur la tranche du livre si bien qu'on a l'impression que le contenu de l'ouvrage s'éparpille, illumine le visage de la liseuse. La lumière vient du livre, son ouverture donne naissance à ce tableau. Donc le visage parle par le livre et on ne peut le voir ainsi que durant l'acte de la lecture. Fait troublant. Une femme se contemplant dans un miroir pourrait-elle attirer tant de lumière ? Non, car le miroir n'a pas d'épaisseur, il est une surface plane qui manque de densité par rapport au livre. De plus l'image reflétée par le miroir ne provoquerait pas tant d'émoi car le tableau représenterait le double du visage reflété, alors que le contenu du livre nous échappe.
C'est le seul élément caché et étranger pour celui qui regarde le tableau.
On ignore la capacité du rayonnement provoqué par la lecture, une lecture qui s'accomplit puisque la liseuse en est au moins à la moitié. Tout le génie de l'auteur est d'omettre volontairement cette phase ; on est seulement face à la résultante de la démarche : la lecture illumine l'humain, elle éclaire son intérieur. Fait important, on peut remarquer un effet de miroir réfléchissant, de réciprocité entre l'intérieur du livre et l'âme de la protagoniste. Les deux se répondent parfois en dehors des mots qui veulent les enfermer dans un comportement qualificatif, en dehors de la parole qui veut dire tout haut ce qui est passé sous silence, les points de suspension du non-dit donnent à voir clairement - par des couleurs claires - ce que l'âme humaine a de plus pur. L'âme révélée par l'art. L'oubli temporaire du mot laisse place aux sens. Toute la lumière du tableau est focalisée sur le rapport complexe et illuminé du livre au visage, du rayonnement livresque à l'éclairage de l'âme humaine, du visage au livre par cette présence noire et féminine que sont les yeux qui ne sont qu'esquissés ; en fait, c'est ce qui environne le regard qui donne sens aux yeux. Les pommettes enjouées et rebondies, le nez aquilin, les lèvres en extase, le front haut et volontaire ainsi que ce cou dissimulé par un foulard dont la couleur répond à celle du chignon hautement porté. Ceci pour la symbolique. Cela pour les couleurs. La liseuse lit. La femme nous émeut. Le livre est lu. Il interpelle. Petit à petit se construit une véritable histoire d'amour entre le livre et la femme. C'est un lien très fort qui a retenu notre plume, c'est ce lien même qui nous permet de nous intéresser au contenu du livre lu. Car dans ce domaine tout est possible, puisque le peintre ne nous donne à voir que la lumière qui jaillit de l'ouvrage. C'est cette lumière qui ensorcelle et fait divaguer. Elle est couleur et impression s'inscrivant alors dans un espace donné et dans un temps humain. C'est la juxtaposition des deux qui peut donner à lire un croire et un vouloir.
Nous voulons lire le livre tenu entre les mains de la liseuse. Nous voulons côtoyer la douceur et la tendresse infinies de son regard. Nous croyons que ce contenu livresque est porteur d'émotions et de sensations qui ne sont pas que peintes. Nous voulons le lire, le dé-couvrir et ainsi pouvoir l'écrire...