Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Jetée d'encre - Extrait

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Des mois avaient passé. L'étude semblait admettre parfaitement l'existence de ce couple. Le destin tragique de Madame Butterfly n'avait en aucun cas altéré les sentiments amoureux de Louise. Ils s'étaient au contraire approfondis et pas une seconde, elle n'aurait pu envisager la fin de son idylle.
Un soir, à la terrasse d'un restaurant dans le marais, il lui avait fait une proposition :
– Ecoute, on est bien tous les deux. Pour parfaire mon expérience professionnelle, je dois faire un stage d'un an dans une grande étude à Lyon. Si tu en as envie, je t'emmène avec moi.
Passé le vent de l'émotion, son regard avait été envahi de larmes.
– Non pas ça ! Tu sais bien que j'ai horreur du mélo. Tu veux me suivre oui ou non ?
– Et mes études ?
– Il te reste combien d'années ?
– Deux.
– Parfait ! Tu pourras travailler tes cours par correspondance et valider tes UV en remontant à Paris pour les partiels, non ?
– Oui, mais... mon travail ?
– Tu veux dire ce petit job ? Tu n'en n'auras plus besoin. A Lyon, nous serons confortablement logés. Ma famille y possède une propriété avec toutes les commodités. Tu t'y plairas, tu verras.
– Mais... je ne connais pas ta famille. Je ne vais tout de même pas vivre une année chez des gens qui ne m'ont jamais vue.
– Ce n'est pas un problème, tiens, on ira dîner chez eux demain soir. Cela te convient ?
– C'est à eux qu'il faut demander.
– Je m'en occupe.
– Mais il faut que je m'achète d'autres vêtements... pour être à la hauteur.
– Ne t'inquiète pas. Sois toi-même et le reste est bien accessoire.
Cela en était resté là. Il y avait donc eu un dîner le jeudi soir et un départ pour Lyon un mois plus tard. Le temps de résilier son bail, de faire les démarches pour suivre sa quatrième année par correspondance et de se préparer au tournant de sa vie.
La rencontre avec la famille d‘Emile s'était déroulée dans leur hôtel particulier avenue Duquesne et, par chance pour Louise, il y avait également deux cousins avec leurs épouses ainsi que deux de leurs enfants. La soirée avait été animée. Louise n'avait pas dû se justifier ni répondre à trop de questions tant l'attention était portée sur la progéniture de ces cousins, notaires comme un fait exprès, parfaitement assortis au reste des de Quai. A l'unique question : êtes-vous clerc ? La réponse aurait laissé échappé un : euh , non, standardiste. Emile était intervenu, lui ôtant sa réponse de la bouche :
– Elle fait l'école du Louvre. Elle vient avec moi à Lyon.
– Parfait ! Quelle riche idée. Pierre-Antoine, Guillemette, pourriez-vous vous occuper de...
– Louise... Louise Tilleul.
– Oh ! Charmant ce nom de plante. Vos parents sont originaires de quelle région ?
– De Paris.
– Quel arrondissement ?
– Le vingtième.
– Ah !
Guillemette avait elle-même poursuivi le dialogue par convenance, un peu contrite même.
– Nous devons nous aussi tous descendre à Lyon pour le stage de Pierre-Antoine.
– Il travaille avec Emile ?
– Comment ? Vous n'étiez pas au courant ? Emile ! Petit cachottier, tu n'avais rien dit à propos de ta famille et de l'étude ?
– Je n'en n'ai jamais eu l'occasion. Et puis Louise est une artiste, les notaires ne l'intéressent guère.
– Au contraire ! Tout ce qui te touche de près m'intéresse.
Chacun avait baissé les yeux et l'échange s'était arrêté tout net.
Elle avait fini par déménager à Lyon et avait vécu avec les cousins, deux oncles et trois tantes, ainsi qu'avec des domestiques et le jardinier dans une propriété fabuleuse. Elle s'était adaptée, au rythme, au cadre et bien évidemment, au luxe. Elle n'avait pas validé son année universitaire, trop accaparée à goûter et à apprendre les codes de ce milieu qu'elle comptait bien un jour, embrasser.
Plusieurs fois par mois, Emile remontait à Paris prétextant des dossiers à traiter avec son père. Au début désappointée, elle avait fini par s'y habituer partageant le quotidien de la famille de Guillemette avec les oncles et tantes. Elle n'avait pas relevé que son cousin ne s'était pas une seule fois rendu à Paris. Peut-être qu'Emilien de Quai n'avait besoin que de son fils ? Pourtant Pierre-Antoine avait sur le papier les mêmes compétences qu'Emile... Mais n'osant poser aucune question, toujours avec cette volonté de parfaitement s'intégrer, elle ne s'était pas attardée sur les raisons de ses déplacements et les avait intégrés à son rythme de vie.
Une fois l'année écoulée, Emile lui avait demandé un matin :
– Pierre-Antoine et moi devons remonter à Paris. Nous reviendrons à Lyon quelques jours par mois durant l'année à venir puis repartirons définitivement tous pour Paris. Veux-tu rester avec eux ? Tu t'es si bien intégrée à Lyon.
– Pas question de m'éloigner de toi ! Tu retournes à Paris, je te suis !
– Tu sais, Guillemette se plait ici et elle a choisi d'y rester pour attendre son mari car elle veut que les enfants finissent leur primaire dans cet établissement et ne remonter que pour le collège.
– Je sais tout cela. Elle fait ce qu'elle veut, moi je ne suis pas un membre de leur famille. Je veux être avec toi jour et nuit.
Emile avait ri avec cette expression carnassière qu'elle lui avait connu lors de leur première rencontre. Un sourire avec plus de morgue, de mépris, imbu de son pouvoir de séduction et, surtout, bien moins touchant qu'au début.
– Va pour Paris alors !
Pas une seule fois elle n'avait été intriguée, ni alertée, par ce ton de voix. Tout ce qui comptait pour elle, c'était de vivre avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre, être sa compagne de tous les instants et pourquoi pas sa femme ? S'installer avec lui pour la vie, le plus naturellement du monde. Sa cohabitation avec Guillemette lui avait donné envie d'avoir des enfants et de s'investir dans un rôle de mère dévouée, comme toutes les femmes amoureuses normalement constituées. Jusqu'à ce fameux jour...
– On se mariera dès notre retour à Paris. Mon père nous logera avenue de Breteuil, pas loin de chez eux. Chez nous, la famille c'est tout.
– Chez moi aussi la famille, c'est important. On pourrait les présenter aux miens ?
– Il y aura assez du mariage. Tu donneras à ma mère la liste de tes invités avec leur adresse, elle se chargera de tout. Elle adore ça.
– Et ma mère ? Elle aimerait également s'en occuper un peu d'autant que je suis fille unique.
– Ah bon ? Tu n'as ni frère, ni sœur ?
– Non. Dis-moi Emile, tes cousins m'ont parlé d'une dénommée Perrine. Qui est-elle pour toi ?
Il avait réfréné un tremblement de la main et un froissement de sourcil.
– Une amie d'enfance, rien de plus. Cela ne te regarde pas.
– Quand on est en couple, on partage son passé, son présent, ses projets...
– Je ne suis pas ce genre d'homme.
– Tu n'es pas du genre à partager ?
– Pas tout. Tu m'agaces avec tes insinuations.
– Calme-toi. On parle, c'est tout.
– Arrêtons-nous là. On est heureux ensemble non ?
– Oui ! Mais je...

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