Point de départ
C'est la première, il faut s'appliquer. Vite sortir le cahier petit format, grands carreaux avec spirales prévu pour les grandes occasions. Vérifier la cartouche d'encre, y en aura-t-il assez pour noircir l'espace de cette première fois ? Le buvard, oui, j'allais oublier. Un bleu pâle, assorti au ciel pastel d'un hiver parisien qui s'étire. Tout neuf parce que c'est la première ! Libérer le poignet (gauche) de toute entrave de bracelets trop volumineux. Ni tintements, ni cliquetis de chaînons or et argent. Non, rien, le dénuement. La main libérée de toute mode, les doigts normalement bagués, sans excès. C'est la première ! La première humeur, celle de ce matin, point de départ d'un prétexte à dire, à écrire, pardon... à vous écrire sur un état d'âme, une impression, quelque chose qui s'accroche dans le filet des mots. Pour la première fois, je m'arrête car je ne veux pas compromettre l'existence de la deuxième fois...
Le conditionnel
Qui n'a pas été la proie de formules toutes faites ? Pourrait mieux faire. Tu devrais être raisonnable ! Tu aurais pu faire attention ! On attendrait mieux de toi ! Le présent de l'indicatif et son constat permanent ont déserté nos langues d'aujourd'hui. On se projette ou on regrette, on se suspecte ou on se moleste. L'impensable est de penser au présent car nous sommes des êtres vivants, donc en mouvement. Je ne formulerais qu'un vœu : que ces quelques phrases arrêtent le temps, lui permettant de faire une pause pour s'accrocher sur la portée de la vie, le temps d'une noire, d'une croche ou durant la pure folie d'une ronde.
La perte
Beaucoup de mots peuvent être et ne pas être. Des préfixes privatifs handicapent le sens d'un mot, le spoliant de sa liberté ou jonglant avec ses sonorités pour nous parler davantage. Voici une petite liste non exhaustive.
Certains gagnent ou perdent à être connus. Intemporel : abstraction la plus totale, comme si on flottait dans le vent au gré des volants des robes d'antan. Intarissable : dur à entendre car le radical est cerné par un préfixe et un suffixe. Dénuer : verbe de la douceur que sa première syllabe abolit. Enfin, un hommage à Léo Ferré qui a libéré l'espoir en permettant au désespoir de s'exprimer. Aide-mémoire : « Le désespoir, c'est l'espoir qui a perdu son préfixe ».
Enchantement
Il y a ceux qui ont divorcé d'avec leur emballage. Ils sont restés mariés trop longtemps et en se fondant l'un à l'autre ils ont perdu leur identité. En se recroquevillant et en séchant, ils ont flotté dans le papier et s'en sont échappés. Dans les deux cas, l'amateur (dont je fais partie) de saveurs sucrées reste sur sa faim. On s'attend à l'ouvrir sans bruit (idéal dans les salles obscures pour rester en bon terme avec son voisin) la merveille saine et bien portante. On la glisse dans notre bouche, elle ne colle pas à nos doigts (c'est rare), n'adhère pas à notre palais (c'est encore plus rare) et déploie toute son énergie de correspondances fruitées pour combler notre attente en mal d'enfance. La menthe inonde de fraîcheur et apporte une sûreté en soi irrésistible pour flirter. La fraise nous projette dans le jardin idéel d'arrières grands-parents aux mains bucoliques. Il y a le sucre, le fruit et le fondant. Le tout débouche sur le plaisir. Le citron électrise par son acidité, nervure la masse d'atomes qui nous constitue. Nos yeux sont envahis et s'exclament à chaque parfum : que c'est bon un bonbon !
Voix
Une phrase me trotte dans la tête. Elle est écrite sur un cahier, mise en exergue sur une bibliothèque où sont recopiées des « phrases qui parlent ». Quand on parle, c'est à voix haute, compréhensible par les autres, par les oreilles des autres... Ce que j'entends dans ces mots, c'est une musique que je reconnais. Je la chantonne au creux de ma solitude, elle synthétise ce que je sens. Comment la dire ? Sinon l'écrire, à défaut de rester sans voix : « Voyager est plus difficile que de monter aux cieux » - Li Bai (La montagne de l'âme, Gao Xingjian).
Le reflet
De préférence de profil, discrètement, rapidement, mine de rien. Ne pas s'arrêter, faire « comme si ». Comme si c'était un hasard, un bruissement fortuit de la réalité. Pas mal, trop longue la jupe, quelles jambes ! Attention, le dos est rond. Trop longs les cheveux. Dans la devanture d'un salon de coiffure, toujours impeccable, au point d'y reconnaître une tête croisée lors du marathon quotidien, tiens, elle s'est frisée. Pas mal. Vite prendre l'air dégagé au hasard du regard échangé. Afficher un sourire et articuler un bonjour, léger, mais discret. On n'oublie pas pour autant les défauts notés dans la glace… On n'est pas si mal. Tant bien que mal. Dans le reflet d'une boucherie, une silhouette au milieu des entrecôtes et du foie de génisse n'exalte hélas aucune sensualité. Il y a aussi le marchand de chaussures qui nous fait traverser les nuits et les jours de notre vie : chaussons, mules, claquettes, mocassins, baskets, bottines, hautes bottes noires... Ma préférée, celle de la pharmacie. Une jeune fille s'acharne à nettoyer les deux pans de glace qui incitent à se regarder. Si on veut se reprendre en main, on entre dans la boutique pour acheter une crème dernier cri, « élue prix féminin toutes catégories sociales et d'âges confondues », c'est vague ; on fuit le premier reflet. On accélère, vite rattrapé par le second pan. Il est plus tolérant que l'autre, plus gentil. Finalement on n'est pas si mal, on voudrait se dorloter et on entre acheter la même crème. La crème pour nourrir, enduire, adoucir, atténuer, raffermir, on veut se voir sans intermédiaire, on veut un jugement de soi sur soi. Un sourire envahit un visage loin de toutes convenances et on poursuit notre route à la recherche du prochain reflet qui nous prouvera que le bruit de nos pas sur l'asphalte laissera des traces...
Versant versatile
Double, rien n'est simple. Il y a le côté pile, le côté face ; l'amont, l'aval ; le sourire de l'agressivité, la colère étouffée de la tendresse. Impossible de parler de vainqueur, de vaincu. On est, soit dans l'ébauche de la réparation, soit, dans le désir d'une meilleure cohabitation avec soi-même. Et après ? La vie s'écoule, bat sa coulpe et à chaque battement, on se dit : « Tout pourrait être plus simple ». On renoue avec le conditionnel, l'hypothétique en refusant de nous contenter du côté pile jusqu'à ce que nous nous retrouvions face contre terre, que le coeur ralentisse son rythme et que l'on puisse exalter un « Ouf ! » de soulagement. Ce n'était donc que cela ? Oui, le conditionnel est parti, ou plutôt, il a renoncé.
L'oreille au cœur
– Comment allez-vous ?
– Tout le monde va bien chez vous ?
– Les problèmes de santé ça c'est arrangé ?
– Votre aîné a remonté sa moyenne ?
Autant de questions qui ouvrent sur mille réponses. Sur des tranches de vie, des fragments à visage découvert sans avoir rien demandé. Juste une formule de politesse, un échange pudique qui conduit tout droit à la confidence. Insidieusement les liens de l'intimité s'enchevêtrent dans la sensibilité. On est pris dans le tourbillon illusoire de l'altruisme gratuit. Pris au piège, impossible de s'en sortir. Chacun a son rôle. On a choisi celui de l'écoutant. On virevolte, on tressaille, on peine à l'abord de la côte de l'échange, on a mal aux confins des remords ensevelis de l'enfance, on compatit... Erreur. Dès que la livre d'endives est payée, l'arrêt de l'autobus atteint ou que l'heure de la consultation sonne, on n'existe plus. On est remplacé par une priorité, relégué au stade de détail, de tout petits riens de l'existence. Notre utilité est virtuelle, notre compassion friable, notre écoute rendue sourde, sans caisse de résonance. Et ce jusqu'à la prochaine rencontre, jusqu'au prochain moment de flottement où l'on sera là, à ce moment précis et où notre coeur sera à l'écoute.
Vestiges d'enfance
On est attiré par la différence, un micro détail qui nous pousse à admirer, envier, aduler l'autre. La main diaphane, nervurée de microsillons bombés de liquide bleu. Le regard noir velouté de cils bruns orphelins du plus quelconque mascara, snobant les artifices de l'esthétique féminine. Une voix rocailleuse, venue d'ailleurs, peut-être due à un trop plein de cigarettes mélangé à une prise d'alcool excessive et régulière. Une odeur de peau enivrante qui alchimise et la transpiration et l'eau de toilette et le déodorant efficace. Les dents dont l'alignement presque parfait rend la beauté accessible. L'oreille ourlée de vallées collées au cou raffiné donne au lobe, sans piercing, une dignité inégalée. Le pied aquilin aux orteils expressifs, un peu nacrés, la peau du talon douce comme de la crème parachèvent l'équilibre corporel. Enfin, un nombril unique, ridé dans l'expression de son origine, donne envie d'aimer. On a rencontré celui ou celle qui nous accompagnera l'espace d'un chemin de vie en nous raccommodant avec les vertiges de l'enfance jusqu'à devenir vestiges.
Étranger
On est tous des étrangers face à soi. On ne se découvre qu'en vieillissant, on tâtonne, parfois même toute une vie, pour finalement ne rien résoudre ni comprendre, si ce n'est notre capacité à être mortel. On se rebelle, on se cabre, on fait avec, on devient tolérant, on est abattu. Tout signifie, parce que l'on a un contact avec l'autre, que l'étranger que nous sommes prend corps dans celle ou celui qui nous accompagne. Une carte blanche, une ligne directrice, des petites fiches pour retenir l'essentiel et le couperet final qui n'a même pas toujours de mention.
– Il a l'air étrange !
– Je ne sais pas ce qu'il va devenir !
Rassurons-nous les réponses sont à la suspension d'une réalité à peine intelligible. On cherche parce qu'il nous manque toujours quelque chose et que nos failles en creux résonnent au siège de notre conception. Il y a des marques, des remarques qui enivrent, puis on se démarque en se faisant remarquer car ce ne sont pas des marque-pages qui jalonnent le trajet de notre vie, mais des aires de guet aménagées en repos soulignant insidieusement l'étranger marqué en nous.