Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Dommage(s) - Extrait

[...]
- J'étouffe. On a une vie un peu monotone. Ça manque de fantaisie.
- Tu t'ennuies avec moi ?
- Non ! Ce n'est pas ça ! Je voudrais aller danser ce soir, revendiqua Claire.
- Il me reste quelques cours à travailler. Vas-y si tu veux. Appelle Jérôme et demande lui de t'accompagner.
- Ça ne te dérange pas ?
Sans attendre la réponse, Claire se maquille, choisit une robe noire décolletée dans le dos, ses escarpins vernis noirs ainsi qu'une veste en lamé noir et or.
- Tu es superbe ! Prends tes clefs. Demain je démarre à huit heures. Je t'aime tu sais.
Elle était partie tout de suite après le coup de fil à Jérôme.
- Rendez-vous devant le Balajo à vingt-trois heures. Je suis content ! C'est génial. On va s'éclater.
La soirée avait été merveilleuse. Claire était électrique. Elle se sentait libre loin de Blaise. Parfois un soupçon de mauvaise conscience venait la harceler par à coups et disparaissait comme il était venu.
- Tu penses à Blaise ?
- Je veux m'amuser ok ? Si on buvait un petit quelque chose de stimulant ?
- Un whisky coca ?
- Pourquoi pas ? Je n'en n'ai jamais bu ! Ce soir, ce n'est pas pareil. Je veux me saouler.
Jérôme ne se fit pas prier. Pour une fois qu'il avait Claire pour lui tout seul ! Ce qu'il avait pu envier Blaise ! Une si belle fille, éclatante avec son regard de braise.
- Dis donc mon pote. Tu t'embêtes pas ! Où tu l'as rencontrée ?
- Au musée. Elle était avec une amie.
- Une fille aussi belle qu'elle ?
- Rien à voir ! Une prétentieuse !
- Dommage tu me l'aurais présentée. Je me sens seul en ce moment.
- Un type comme toi ne peut pas se sentir seul ! Tu es un véritable tombeur ! Je ne t'ai pas connu une soirée sans fille !
- Oui, c'est vrai mais je ne me suis attaché à aucune. Elles sont compliquées, jalouses. Un peu perverses aussi.
- Claire est tellement différente. Intelligente, clairvoyante...
- En somme, c'est la femme de ta vie !
- Peut-être...
- T'emballe pas vieux. Un premier amour c'est dangereux. Je te rappelle qu'une fille c'est compliqué. Très, très compliqué...
- Je prends le risque. Je l'aime.
Jérôme était jaloux de son copain. Pour la première fois, il le regardait avec d'autres yeux. Il l'enviait. Il s'était même fait une promesse : sentir au moins une fois le corps de Claire contre lui.
- Il fait chaud tu ne trouves pas ?
- On a beaucoup bu, beaucoup dansé.
- Si on allait dans ta voiture, au calme...
- Claire attention... Tu es fiancée et je suis un homme fait de chair et de sang...
- Arrête tes bêtises. Je veux m'asseoir près de toi. Parler un peu. Tu me raccompagneras ?
- Evidemment ! Un dernier verre ?
Claire manqua de défaillir lorsqu'elle finit son verre. Jamais de toute sa vie, elle n'avait autant bu. Des visions défilaient dans sa tête, elle revoyait son père autoritaire, sa mère effacée et peu affectueuse, Blaise l'enlaçant, Jérôme lui souriant...
- Je suis bien. Je suis libre. Et toi Jérôme ? Tu es libre ?
- Oh oui ! Surtout à tes côtés ! J'ai tellement attendu ce moment...
- Viens. Prends-moi fort... Sauvagement...
Son sang ne fit qu'un tour. Ses mots accentuèrent son désir. Il lui fit l'amour comme il l'avait tant fait. Dans sa voiture, en vitesse, sans s'appliquer, de peur qu'elle ne change d'avis. Il fut étonné de constater qu'elle avait un regard vide cette nuit-là. Comme si son désir était éteint.
- Cigarette ?
- Non, je veux rentrer. Je viens de faire une énorme connerie. Raccompagne-moi.
- Tu regrettes ?
- Un homme qui me fait l'amour est toujours mort pour moi.
- Charmant ! Tu n'as pas aimé ?
- Je n'ai rien senti. J'étais saoule, voilà tout. Je ne t'aime pas. Tu étais là au bon moment.
- Moi non plus je ne t'aime pas. Mais ce qui me faisait chier, tu veux savoir ce que c'est ?
- ...
- C'est qu'un pauvre type comme Blaise te plaise. Tu entends, je ne supportais pas ça.
- Envieux avec ça ? Tu as vraiment beaucoup de qualités ! Tu m'emmerdes !
- Salope ! Tu m'allumes et après tu me jettes. J'en étais sûr ! Une fille comme toi ça ne vaut rien.
Jérôme reçut la première claque de sa vie. La joue en feu, il déposa Claire sans la regarder. Il n'était plus saoul. Conscient, trop conscient...



- Nous arrivons à la fin de la séance. Il faut s'arrêter. Je suis désolée.
- Je ne peux pas m'arrêter ! Pas maintenant ! Je n'ai jamais dit cela à personne. Si vous n'écoutez plus je vais mourir. Je veux rester !
Constance se leva et interrogea sa secrétaire du regard.
- M. Yéti est déjà là pour son rendez-vous de dix-sept heures.
- J'y vais.
Pierrot ne laisserait pas rentrer Claire seule sans explication à Blaise. Il leur devait ça. Leur histoire ne faisait que commencer.
- Je me suis arrangée. Vous avez trente minutes. Pas plus.
- C'est infernal ! Tout est minuté.
- Cela fait partie du travail.
- Mais je me fous du temps, du travail. J'ai passé ma vie avec un métronome. Le tempo à respecter. La vitesse à accélérer, je n'en peux plus...
- Vingt-neuf minutes...
- ...



– Claire ? C'est toi ? Il est quelle heure ?
– Quatre heures et demi. Excuse-moi. Je vais prendre ma douche. Je t'aime Blaise.
– Moi aussi ma biche.
Elle lava, ponça, gratta son corps. Elle voulait qu'il ne reste plus aucune trace. Consciencieusement, elle revisita avec le savon et le gant de crin les plus infimes parcelles de son corps caressées, touchées, ne serait-ce que frôlées. Une cascade de larmes l'envahit. Elle s'assit dans la douche et passa l'eau chaude sur sa nuque, son visage, ses joues. Un cri sortit d'elle-même avec la rage du désespoir. Elle pleura en hoquetant à chaque seconde. Blaise, réveillé, se précipita dans la salle de bains. Il vit le corps de son aimée en position fœtale sur l'émail froid du carrelage de la douche.
– Claire ? Mon amour que se passe-t-il ?
– ...
– Viens, enfile ton peignoir, je vais te frictionner. Je vais sécher tes cheveux.
Elle se laissa faire. Jamais on n'avait pris soin d'elle ainsi. Personne ne l'avait séchée avec autant d'application. Elle fut submergée.
– Epouse-moi, lui susurra-t-elle à l'oreille.
– Oui, dit Blaise enthousiaste. Demain, tu veux ?
– Oui, mais avant je dois te parler...
Son visage avait été attentif. Pas une fois il ne s'était fâché. Il avait entendu l'épilogue de la soirée. Un coup de poignard lui avait transpercé le ventre. Puis un grand vide, un désert d'impressions comme s'il était comateux. De la colère et un flot inouï de tendresse luttaient contre son sang froid. Son calme légendaire reprendrait ses droits. Un combat de quelques secondes au tréfonds de son être eut lieu. Cet amour fou pour Claire, son odeur, sa présence, l'ondulation de ses idéaux et la courbure de ses blessures lui firent baisser la garde. Elle le touchait en plein cœur dès qu'elle posait ses yeux sur lui. Il l'aimait. Démesurément. Ardemment. Violemment aussi. Une envie de l'étrangler, de la caresser, de la saigner, de la faire jouir. Une toute puissance même fantasmagorique s'accomplissait. Une passion aiguë, sans fondement raisonnable au seuil de leur rencontre. La balance des sentiments pencha vers sa clémence. Pas l'oubli. Un apaisement. Il ne pouvait pas la quitter, c'était trop tard, trop fort aussi. Il avait entendu la conduite de Jérôme que l'attitude de Claire avait déclenchée. Ses yeux ne l'avaient pas quittée. Il avait dit :
– Demain je fais les démarches pour notre mariage.



– Bien au revoir.
– Au revoir.
– A mardi ?
– Oui.
Pierrot descendit l'escalier. Son histoire pesait une tonne aujourd'hui. Pourquoi raconter tout ça ? Il ne venait pas ici pour eux mais pour lui. Il avait exploré de nombreuses facettes de son art, il avait compris, adoré, admiré, détesté des compositeurs. Sa vie était remplie d'amours, de joies, de peines. Alors pourquoi ? Pourquoi se déverser dans les oreilles de cette professionnelle ? Pourquoi exiger d'elle tant d'écoute ?
– C'est normal. C'est le transfert.
– Ah ! Si c'est normal c'est déjà bien. C'est rare pour moi d'être normal.
En traversant un square, il s'assit sur un banc esseulé au milieu d'arbres touffus. L'histoire se poursuivait.



– Blaise mon chéri. Je crois que je suis enceinte.
– Merveilleux ! Tu veux quand même qu'on se marie ?
– Evidemment !
Claire s'effondra.
– Je ne sais pas s'il est de toi...
Blaise garda son calme. Ses yeux, pour la première fois, s'humidifièrent. Il baissa la tête.
– Excuse-moi. J'ai mal. Il est de Jérôme ?
– Oui.
La précédente fois, le couteau l'avait transpercé. Cette fois-ci la lame ne put rentrer dans sa chair tant elle était endurcie par la douleur. Impossible de rentrer. Trop dur. Trop dense. La peine, l'immensité de sa qualité. Alors ses yeux prirent le relais, ils jouèrent leur rôle de protagoniste, sans répétition. Sincèrement.
Gêné, il s'essuya avec la manche de son sweat en coton. Vite pour ne pas montrer, surtout pour contrôler et ne pas se laisser envahir par le pathos. Vaincre, pas à pas, larme à larme, les traces des pleurs et les faire disparaître. Lentement il se redressa. Un long silence s'installa. Pas un mot ne troublerait la vibration de l'aveu. Les silhouettes étaient coupées d'attaches, sans cordon, ni aucun lien d'aucune sorte. Même plus d'histoire en commun. Juste une entrave à la promesse, un coup de canif à l'engagement initial. Tout basculait au rythme d'un silence éloquent. Ni lui, ni elle ne prirent le risque d'interrompre la gêne. Quelques voitures passèrent au bas de l'immeuble, la voisine brancha l'aspirateur, deux garçons marquèrent des paniers dans la cour pavée. Claire lui prit la main. Il posa la tête sur son épaule.
– Je t'aime Blaise. J'ai honte.
– Moi aussi je t'aime. J'ai mal.
– Qu'est-ce qu'on va devenir ?
– On va le garder, c'est tout. Je l'adopterai.
– Jamais ! J'accoucherai sous X. Je ne veux même pas le voir. Il n'est pas de toi. Je veux un enfant de l'amour.
– Tu ne vas tout de même pas l'abandonner ?
– Si. Je ne vais pas vivre avec un enfant qui me rappelle ma faute. On va partir quelques mois. J'accoucherai loin de chez nous, il y aura bien une famille pour l'adopter.
– Mais tu n'y penses pas ! Tu vas vivre avec un cadavre d'amertume. Tu seras rongée par le remord.
– Pas du tout ! J'ai traversé des épreuves bien plus terribles. Je vis quand même et je t'aime.
– Un enfant ça s'efface pas comme ça ! C'est une partie de toi. Je pourrais l'aimer tu sais.
– Jamais tu m'entends ? Je n'en veux pas. Je méprise Jérôme. Je ne vais pas vivre avec ça !
Blaise baissa les bras, il accepta sa décision.



– Bonjour.
– Bonjour.
– On en était resté à la mort de mes parents.
– Je vous écoute.
– Voilà. J'ai une sœur, qui vit quelque part. Elle a deux ans de plus que moi. Je l'ai découvert en vidant leur maison...
– Continuez...
– Lola. C'est pas possible un prénom pareil.
– Je vois...
– Tout juste ! Mon troisième opéra porte ce prénom. Je me suis inspiré d'un livret antique. Bon Dieu ! J'ai appelé l'héroïne Lola...
– Je sais...
– Comment cela ?
– 1972. « Lola la fugace ». Opéra Garnier. J'ai acheté le disque.
Le silence s'installe. Lié à l'entendement, à la compréhension entre inconnus. Troublant.
– L'ouverture démarre en la majeur...
– La la la... La la... La la...
– Tarata... Boum... Boum... Tarata... Boum...
Les deux silhouettes d'un cabinet parisien chantent à tue-tête un opéra oublié...
– Tout va bien Madame ? J'ai entendu des cris...
– Ce ne sont pas des cris Clotilde... Mais du chant... !
Gloussements complices. Pierrot a les yeux qui se plissent. Sa fossette gauche souligne ses dents parfaitement alignées. Constance est touchée par la situation saugrenue. Ils sortent tous deux de leurs rôles. C'est la première fois.
– Jamais vécu cela auparavant, formule Constance avec sérieux.
– Pareil, se contente de dire Pierrot, gagné par la torpeur d'un bonheur enseveli.



– Tu ne vas pas mettre au monde un enfant et l'abandonner ? Tu ne peux pas faire ça !
– C'est comme ça. Tu me prends comme je suis ! Je veux oublier. Je ne pourrai pas oublier sans abandonner.
– Mais c'est encore pire ! Tu peux au moins abandonner en aimant... Tu comprends ?
– Non.
- Mais si voyons ! Tu es fine, n'est-ce pas ? Si tu abandonnes c'est comme si tu t'attachais encore plus...
– ...
– Il vaudrait mieux garder le bébé pour réparer... Tu comprends ?
– Non.
Elle lui fit face et dit comme un automate :
– Je ne te comprends pas. Je ne veux pas te comprendre. Dans deux mois, je passe mon examen, j'accouche sous X en mai. Et dès septembre, j'ai mon poste de prof...
Passer sa vie à vouloir se détacher de ce que l'on aime. Le raisonnement de Blaise n'avait pas abouti. Dommage.