Anne-Bénédicte Joly

Écrivain

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Deux par d'eux - Extrait

Eté 1955. Un hôpital parisien. Une maternité. Louise y entre un matin avec sa petite valise remplie de grenouillères, de brassières, de pulls en pure laine vierge pour bébé avec des bonnets assortis, huit langes, son pyjama - le rayé, celui en pilou, un peu garçon mais tellement chaud - sa robe de chambre ainsi que son nécessaire de toilette.
Pendant ce temps, Baptiste gare leur voiture : une Peugeot 403. Il en est fier de cette voiture ! Ils ont économisé trois longues années et les parents de Baptiste les ont aidé. Grise, rutilante, intérieur cuir : c'est une merveille. Baptiste est heureux de la prendre pour conduire Louise à la maternité. La Peugeot est largement à la hauteur de l'événement. Louise a tenu à aller à l'hôpital pour plus de sécurité, lui a-t-elle répété. Baptiste a acquiescé immédiatement, il admire et respecte suffisamment son épouse pour savoir qu'un accouchement est un domaine réservé aux femmes.
C'est vrai, qu'étant petit, il ne s'était jamais spontanément intéressé à la question. Enfant unique, ses parents avaient toujours travaillé dans le commerce et ils n'avaient pas pris le temps de faire d'autres enfants. Baptiste avait appris à jouer, à se déguiser, rire, plaisanter, bref, tout partager avec deux cousins éloignés dont il gardait - encore aujourd'hui - un souvenir ému et enjoué.
Il gare la Peugeot à l'ombre d'un arbre pour lui conserver un brin de fraîcheur. Baptiste passe lentement sa main sur la carrosserie polie et soignée. Quel cadeau ! Et en plus bientôt père ! Il se dirige lentement vers la maternité. Il sait qu'il ne pourra pas aller au-delà de l'accueil mais qu'il aura la permission d'y rester autant qu'il le désirera. Il emmènera un livre et attendra... l'heureux événement. Il avance vers l'entrée. Taille moyenne, yeux noirs, chevelure de jais, raie sur le côté, sourire jovial plein de dents éclaboussant de chaleur, allure jeune. A peine trente ans. Il porte, ce matin-là, un pantalon cigarette noir, une chemisette à carreaux ouverte ainsi qu'une veste en daim caramel nonchalamment jetée sur l'épaule droite. Désinvolte.
Arborant un air dégagé, insouciant et candide, Louise franchit le seuil de ce lieu inconnu.
Ses joues roses et rebondies rappellent celles des photos prises dans l'enfance, savamment et patiemment disposées dans l'album familial, vierge de toute histoire, s'enrichissant petit à petit du vécu des sujets. Les poses préparées, les chemises ajustées avec des mines apprêtées et des sourires sur commande qui s'imprègnent et émeuvent. Son histoire de mère l'enrichira. Sa démarche est légère mais décidée.
– N'oublie pas, Louise, ton corps immergé dans l'eau de la baignoire dont le ventre éhonté remue avec l'enfant. N'oublie pas ces ondes de vaguelettes provoquées par le mouvement du bébé.
L'hôpital est fidèle à sa réputation. Sordide, grand, bruyant, sale, sinistre et effrayant. Un monde étranger, pourtant géographiquement proche.
Les radiateurs en fonte jaunasse sont nus et laids ; ils s'écaillent irrégulièrement tantôt avec déraison, tantôt avec une méticulosité excessive frisant la pathologie. Le bas des portes est rayé. Des rayures noires, profondes et rectilignes, marques de coups hâtifs, de précipitation, voire d'affolement. Le temps se coule dans la peinture, la brique, la pierre. L'hôpital interpelle une solitude sans issue, un lieu sans âme. Le mobilier souffre d'un manque évident d'attention. Il est abîmé, esquinté, maltraité, en bref, ignoré.
Son sens aigu de l'observation martèle sa sensibilité mise sens dessus dessous. Elle s'accroche aux éléments les plus dérisoires, pour ne pas tomber dans le désespoir, comme elle se plaisait à contempler et envier les longues mains diaphanes d'une lycéenne ordinaire rencontrée il y a quelques années.
– Mais enfin Louise ! Que trouves-tu à cette Hélène ? lui vitupérait-on régulièrement. Elle est vraiment ingrate tu sais. Toute maigre avec ça et les cheveux pas toujours propres. Et cette odeur. Je me demande si sa mère s'en occupe bien, tiens. C'est à n'y rien comprendre, tu as des tas d'amies brillantes, intelligentes, belles et toi, tu admires la plus laide.
Louise soliloquait avec force et persuasion à l'époque. Peu lui importait le manque d'éducation dont faisait preuve Hélène : sa crasse et sa piteuse dernière place en classe. Elle n'aimait que ses mains. Etait-ce si difficile à comprendre ? Les mains seules comme coupées du reste : leur fragilité et leur délicatesse mêlées, fines comme de la porcelaine, prêtes à se rompre à chaque mouvement. Elle repense aux moments passés avec sa mère. Elle se souvient précisément de la période qui avait précédée son départ définitif. Sa mère avait brusquement quitté la maison et changé de chemin. Pour un autre homme ? Une vie différente ? Elle n'en sut jamais rien. Elle ne put que constater l'absence. Indubitable certitude qui broie l'estomac et qui censure toute larme d'apitoiement sur soi. Se contrôler. Prendre sur soi.
Louise s'était dans un premier temps sentie abandonnée. Tout bonnement abandonnée. Petit à petit l'idée de l'abandon s'était transformée en délaissement. Sa mère avait cessé de s'occuper d'elle. Elle avait été négligée puis souillée aux yeux des autres. Ecartelée. Mise au ban de la société. Anormalement blessée. L'adolescence aidant, Louise avait intégré une autre dimension de ce départ, injuste et incompréhensible.
Au début on lui avait dit :
– Maman est partie quelque temps.
Instinctivement Louise s'engouffrait dans ce flou temporel : quelque temps. Cela signifiait qu'elle allait revenir. Peut-être était-elle en vacances ? En voyage ? Peut-être lui rapporterait-elle un petit cadeau, un souvenir ? Les semaines avaient passé, Louise avait redemandé un éclaircissement à sa tante, qui lui avait rétorqué :
– Maman est partie, mais elle n'a dit à personne où elle allait.
L'absence de précision dans la réponse de Charlotte l'avait perturbée. Etait-elle malade ? Avait-elle une souffrance qu'elle souhaitait taire ? S'était-elle éloignée pour la protéger ?
Puis la culpabilité :
– C'est sans doute à cause de moi qu'elle est partie, je n'avais pas d'assez bons résultats scolaires, je ne lui parlais pas toujours très gentiment, et puis je ne m'occupais pas assez d'elle du moins pas autant qu'elle s'occupait de moi...
Et de longs mois s'écoulèrent ponctués d'interrogations.
– Mais maman s'occupait-elle de moi autant que cela ? Toutes les vacances je les passais avec mes tantes, ainsi que les jeudis et les fins de semaine. Quand maman était-elle présente ? Même pas tous les soirs puisque je m'endormais en la réclamant. Alors quand était-elle là ?
Le cheminement de la mémoire en pleine maturité du manque s'imprégnait de façon indélébile. Louise était fin prête à entendre la phrase qui la tatoua :
– Ta mère nous a abandonné. Il faut qu'on fasse avec.
Cette réponse en deux petites phrases courtes, mais définitives, l'avait profondément troublée. Comment faire avec une absence ? Que faire ? Avec qui ? Mais l'emploi du nous et du on lui avait donné espoir. Elle s'était sentie soutenue et épaulée. Elle s'en sortirait.
Elle repense à sa mère parce qu'elle va l'être à son tour. Elle est submergée par ses incompréhensions lointaines, ses énigmes restées sans solution parfois et qui pourtant ont fini par rencontrer des certitudes constructives... La perte trop rapide de sa mère avait laissé en elle une impression d'inachèvement, de bâclé aussi. Mettre au monde la ferait renaître. Elle se réconcilierait avec son histoire et avec elle-même. Louise allait donner du sens à sa vie et à l'existence de son époux. Sa reconstruction avait été possible grâce à la présence discrète mais déterminante de sa tante aînée Charlotte.



– Tu as noté le changement ?
– Tu sais c'est un nourrisson. Il change jour après jour.
– Mais non gourde ! Je te parle de la mère, de ma filleule ! Elle n'est plus la même, je ne la reconnais plus. Ses gestes sont précis, elle a l'assurance des gens qui habitent la contrée du bonheur. Elle n'a plus besoin de moi. Et dire que je m'en suis occupée comme de ma propre fille depuis que sa mère est partie !
– Et bien grande soeur, rétorque Agathe, tu devrais être fière. Tu t'es tellement investie, Louise par-ci, Louise par-là. Maintenant qu'elle a sa vie, tu as enfin la tienne ! Tu peux faire ce que tu veux : un voyage, une folie vestimentaire, un après-midi chez le coiffeur ou même te plonger dans un bon livre sans aucune arrière pensée... Tu as réussi là où notre soeur avait échoué. Tu as comblé sa faille, vis ta vie maintenant ! Bientôt le bébé t'appellera Mamy, Grany, ou tout simplement Grand-mère, et ce statut c'est toi qui l'auras acquis... C'est un choc une naissance, surtout la première. Moi j'en sais quelque chose. En revanche pour toi... Mais non, ne te vexe pas. Je te parle tendrement va... Louise est maman et ce bonheur elle te le doit un petit peu, et je suis sûre qu'elle le sait.
Charlotte s'évade. Elle se voit chez elle dans l'appartement du Ve arrondissement. L'immeuble en pierre de taille qu'elle habite depuis... tellement longtemps. Cet endroit qu'elle a fait sien petit à petit. Au début, en tant que locataire elle n'avait fait que peu de frais : le strict minimum. Son revenu mensuel de bibliothécaire lui convenait, elle passait son temps dans les livres, en famille avec ses soeurs et sortait avec Louise. Puis un appartement de deux pièces avait été en vente et elle s'était lancée. Elle avait opté pour ce quartier mi-universitaire, mi-populaire. Elle s'était appropriée le Jardin des Plantes, les moindres petits squares, épousant le rythme ternaire du marché découvert. Elle s'en était nourrie. Puis le temps avait passé. Celui des vacances, des contretemps, d'une appendicite et le destin s'en était mêlé. L'appartement contigu au sien, un quatre pièces, avait été en vente. Elle pouvait les réunir et en abattant les cloisons, avoir de plain-pied un appartement de six pièces dans ce quartier qui lui était si cher. Pourquoi s'endetter pour un aussi grand espace de vie ? Pour elle toute seule ? Quel égoïsme !
Que la vie est parfois étrange. Quelques mois plus tard, sa soeur, la mère de Louise, partit... pour toujours. Petit à petit l'adolescente était venue habiter cet appartement trop grand qui deviendrait un lieu convivial et familial.
Aurait-elle pu imaginer une seconde que la cheminée du grand salon pourrait réchauffer sa fille et puis plus tard un couple et leur enfant ? C'est vrai au fond, Agathe avait raison, ce vaste six pièces trouverait une plénitude légitime avec la naissance du bébé. Il détiendrait la mémoire de Charlotte et de Louise.
Où lui ferait-elle donc sa chambre ? Dans celle de sa mère ? Non, il lui fallait un lieu tout neuf, sans histoire. Elle l'installerait dans sa petite lingerie qu'elle transférerait dans le petit couloir contigu au vestibule de l'entrée. Pour les détails, elle verrait plus tard. Elle trierait, sélectionnerait et regrouperait les livres d'enfants illustrés avec de belles images. Elle changerait le papier peint. De la vie rentrerait promptement dans la lingerie. Mais alors, si un jour elle l'avait plusieurs heures d'affilée il lui faudrait le balader, lui faire prendre l'air, oui mais dans quoi ? Lors de ses pérégrinations monologuées, Charlotte recouvrait sa logique, sa vivacité et son sens pratique. Elle se souvint que la concierge de l'immeuble avait eu cinq enfants dont le petit dernier devait avoir... voyons... voyons... trois ans tout au plus. Donc elle avait sans doute une poussette, ou quelque chose pour le sortir, le promener. Charlotte annote sa mémoire colossale de mère par procuration. Elle remarque tout, imagine, projette, tout en étant agacée par Agathe qui la tourmente et la juge. C'est vrai Agathe est mère, pas elle, et alors ? Ce qu'elle a offert à Louise, n'est-ce pas une forme d'amour ? Même si elle ne peut s'affubler de l'adjectif maternel ?
La cadette étreint l'aînée qui l'accepte mal. Elle veut consoler l'inconsolable. Elles sont rescapées d'un malheur commun que Louise, bien malgré elle, réveille. Le départ de la mère de Louise en pleine adolescence. La jeune fille en phase de construction. Tout était à faire. Les démarches chez le juge, le conseil de famille, la décision de la placer sous la tutelle de sa marraine. Cette grande soeur qui n'avait pas eu la chance d'avoir d'enfant et qui était restée seule. Pourtant c'était vers elle que Louise était toujours allée. Ainsi, bien des années après, Louise allait offrir à ses deux tantes un cadeau symbolique.